Une librairie unique
Le vent dans les voiles« Fille de la campagne, demeurant à Baie-du-Febvre près de Nicolet, j’avais 15 ans à l’époque, alors que les sœurs visitaient les familles avec leur valise pleine de livres.
Le vent dans les voiles
« Fille de la campagne, demeurant à Baie-du-Febvre près de Nicolet, j’avais 15 ans à l’époque, alors que les sœurs visitaient les familles avec leur valise pleine de livres. Elles le faisaient à bicyclette ou en auto, le voile au vent, déterminées et joyeuses. Il n’y avait rien à leur épreuve. J’étais pleine d’enthousiasme en les voyant aller. Alors, lorsqu’elles m’ont invitée, l’année suivante, à faire un séjour chez elle, à Montréal, je n’ai pas hésité. J’ai tellement aimé l’expérience que je ne voulais plus rentrer à la maison. Dès le début de septembre, je rejoignais cette communauté, les Filles de Saint-Paul. » Celle qui se souvient ainsi de son « coup de foudre » pour ces sœurs audacieuses, c’est Jeanne Lemire, directrice générale de la librairie Paulines située dans le quartier Rosemont-Petite-Patrie à Montréal1.
Les Filles de Saint-Paul fêtaient leur 100e anniversaire de fondation en 2015. Des « librairies Paulines », il y en a aujourd'hui 280 de par le monde (2 au Québec), et 2250 filles de Saint-Paul (17 au Québec), dans 51 pays, consacrent leur vie à la formation humaine et spirituelle de leurs concitoyens.
La Parole en main
Les racines de cette communauté originale remontent au début du XXe siècle, à Alba, dans le Piedmont italien. Le 31 décembre 1900, un jeune séminariste de 16 ans, Jacques Alberione, est saisi intérieurement par le désir intense de « faire quelque chose pour le Seigneur et pour les hommes et les femmes du nouveau siècle ». Une inspiration lui vient : passionné par les moyens de communication qui se développent rapidement, il comprend l’importance de ce filon pour l’annonce de l’Évangile. Alors qu’il est directeur spirituel au Séminaire d’Alba, considérant Paul comme un modèle d’apôtre, il médite sa Lettre aux Romains. S’en inspirant, il rassemble des jeunes et fonde la Société Saint-Paul, le 20 août 1914, dans le but de « faire du bien par la bonne presse » et de propager la parole de Dieu, de la rendre accessible à tous et toutes dans leur langue usuelle. Il disait : « Si les gens ne lisent pas la Parole, s’ils ne l’ont pas en main, comment peuvent-ils en vivre? » Au temps de Léon XIII, cette vision de l’évangélisation était audacieuse et lui valut plusieurs ennemis dans le clergé.
Infatigables visiteuses
« Prêtons nos pieds à l'Évangile pour qu'il coure et se propage partout dans le monde... Je voudrais avoir mille vies pour les consacrer toutes à ce noble apostolat. » – Thècle MerloUn an plus tard, le 15 juin 1915, il cofondera, avec Thècle Merlo2, les Filles de Saint-Paul, car les femmes sont associées de près à cette mission. Cette dernière est considérée comme la mère de la famille paulinienne, car elle visitait ses sœurs à travers le monde, comme le faisait saint Paul, jusqu’à sa mort en 1964 à l’âge de 70 ans. Alimentées par une spiritualité paulinienne, ces infatigables visiteuses iront dans les familles présenter la Parole, la vie des saints et les enseignements de l’Église, ce qu’elles feront jusqu’en 1970. L’autre volet de leur stratégie missionnaire consistera à ouvrir en premier des librairies dans les grandes villes, rejoignant ainsi plus de monde, ce qui permettra aussi à la librairie de durer dans le temps. Comme pour les fondateurs, cela se fera avec « les moyens du bord », la Providence étant toujours au rendez-vous pour combler ce qui manque. Atterrissage au Québec C’est à la demande du cardinal Léger, en 1952, que les Filles de Saint-Paul viennent s’établir au Québec. Trois librairies voient le jour à Montréal (1952), à Saint-Jérôme (1974-2004) et à Trois-Rivières (1993). Une imprimerie produit des livres de 1952 à 1978. Les sœurs participent au projet « La cité des ondes » au centre-ville de Montréal et suivent des formations au Centre Saint-Pierre avec les Oblats de Marie Immaculée. Les Filles de Saint-Paul sont très impliquées dans le monde du livre, dans le réseau des librairies indépendantes. Elles sont présentes dans les écoles lors des semaines culturelles. « Comme la formation humaine était primordiale pour le cofondateur, soit avoir le goût de se connaître, de grandir et d’établir ses valeurs de vie, c’est sur le monde des valeurs que nous intervenons. Comment faire pour avoir des hommes et des femmes qui se tiennent debout dans notre société? », rappelle Jeanne Lemire. Une dernière initiative, avec l’Association des libraires du Québec, consiste à aller rencontrer les personnes âgées dans des centres pour retraités. Elles iront en mars au square Angus, en lien avec le comité des loisirs du centre, parler de la fabrication d’un livre et du métier de libraire. La comédienne Rita Lafontaine récitera un extrait du Paradis à la fin de vos jours de Michel Tremblay. Toujours aussi audacieuses et créatrices les Filles de Saint-Paul! Une librairie unique
Fait à noter, dans le grand réseau des librairies Paulines, la librairie de Montréal est unique. Sœur Jeanne précise : « Ailleurs, le secteur religieux est très fort. En France s’ajoute le secteur de sciences humaines et de la littérature. Ici, dans notre contexte culturel plutôt froid par rapport au religieux, il faut couvrir plus large, sinon c’est la mort. Nous avons des bestsellers, des livres de fond, des livres québécois et un secteur jeunesse qui est notre plus gros succès, suivi du secteur religieux… Il y a beaucoup de jeunes familles dans le quartier. Nous sommes une librairie générale, de quartier et de destination, car les gens viennent de partout, de Québec à Ottawa. En 2015, une rencontre avec des auteurs du quartier a rassemblé 200 personnes. Un client de 70 ans m’a déjà dit, les larmes aux yeux : « Enfin, on a une librairie digne de ce nom dans Rosemont. On nous avait oubliés. » Autre particularité : les soirées conférences. Cette initiative qui concerne l’éducation aux valeurs, l’éducation sur les plans humain et religieux, présente 80 rencontres par année et touche autour de 5 000 personnes sur des enjeux d’actualité avec des conférenciers renommés comme Frédéric Lenoir ou Éric-Emmanuel Schmitt. L’animation est assurée par des personnes laïques très impliquées comme Lucie Gravel et Pierre Ménard. Malgré ces réalisations impressionnantes, l’avenir demeure incertain, car la moyenne d’âge des 17 sœurs présentes au Québec est de 76 ans, et il n’y a pas de relève au Québec comme en Europe. Une centaine de jeunes femmes sont cependant en formation en Asie et en Afrique. Les médias continuent de prendre beaucoup de place dans nos vies et se transforment rapidement. L’information continue, les anecdotes et la publicité accaparent tout l’espace au détriment de la réflexion et des valeurs d’humanité. Les librairies grande surface virent au bazar, au magasin général. Les librairies à taille humaine, avec leurs livres de papier et leurs rencontres de personnes réelles, n’ont-elles pas un rôle essentiel pour préserver notre humanité et sa flamme spirituelle?« Offrez au monde des choses qui les intéressent, ils vont entrer. Après l’Esprit va travailler plus qu’on pense. » – Bernard Hubert, ex-évêque des diocèses de Saint-Jérôme et de Longueuil.