L'étranger divin
Dès le début de l’itinéraire d’Andrée Larouche, on retrouve dans notre mémoire des scènes bibliques de « travailleurs étrangers » en Égypte et ailleurs.
Dès le début de l’itinéraire d’Andrée Larouche, on retrouve dans notre mémoire des scènes bibliques de « travailleurs étrangers » en Égypte et ailleurs. Elle rapporte : « Ils travaillent en moyenne de 60 à 70 heures par semaine, vivent sur la ferme ou à proximité et sont unilingues hispanophones. Choc culturel, isolement et sentiment de solitude sont le lot de la majorité d’entre eux. » Sans parler d’esclavage avec ses violences, il est question ici d’exploitation de travailleurs vulnérables, sans ressources ni moyens de défense… à moins d’avoir des alliés locaux comme ceux du projet Raices y Esperanzas. La question des « travailleurs étrangers », comme celle des migrants et des réfugiés, est universelle et d’une grande actualité1.
Les riches monarchies du Golfe font abondamment usage des travailleurs étrangers dans des conditions rappelant l’esclavage en Égypte : chaleur accablante, hébergement déficient, sous payés sinon impayés, conditions de travail dangereuses, menaces et brimades. Ainsi s’est érigée la tour Dubaï d’un kilomètre de hauteur, comme Pharaon érigeait ses pyramides et ses monuments. Conditions aussi déplorables derrière le made in China, avec des travailleurs et travailleuses migrants de l’intérieur entassés dans des « cages à poules » et sous-payés. Dans les pays occidentaux, dont le Canada, on se croirait au-dessus de la mêlée, mais le recours à des travailleurs de l’extérieur s’accélère et les conditions de travail sont souvent minimales, sinon sous les normes internationales. « Le nombre de travailleurs agricoles saisonniers a connu une constante progression depuis 1974, année de la signature d'un protocole d'entente entre les gouvernements du Mexique et du Canada2. » Le Canada accueille annuellement 28 000 travailleurs saisonniers. L’organisme des communautés religieuses CATHII aborde cet enjeu en termes de « trafic d’humains » (cf. SDF no 10 vol. 5).
« Au Québec, ce n’est qu’en 1995 qu’arrivent pour la première fois 833 travailleurs mexicains. Ce nombre a augmenté peu à peu et, en 2008, ils étaient 3 536 selon la Commission sur l'avenir de l'agriculture et de l'agroalimentaire québécois (2008). Selon les estimations du Consulat du Mexique à Montréal, ils étaient plus de 4 000 en 20123. » Le phénomène touche même la restauration. On retrouve de jeunes travailleurs instruits du Maroc, musulmans, dans le McDonald de Chibougameau… pour un contrat de deux ans, à la recherche d’un avenir meilleur. L’accueil est plutôt froid, climat et population, et les loyers gonflés au-dessus de la moyenne locale, selon le témoignage d’un résident. Selon une source proche du milieu, sur les fermes du Québec, ces travailleurs subissent des restrictions de sorties et de visites, des brimades et des menaces, jusqu’au renvoie lorsqu’ils essaient de faire respecter leurs droits et leur dignité4. Le paternalisme est omniprésent chez les employeurs. L’exploitation de l’étranger de passage ou du nouvel arrivant est monnaie courante même en terre chrétienne où là aussi la cupidité généralisée gruge les consciences et ajoute à leur fardeau déjà lourd.
Pourtant, l’accueil de l’étranger avec respect et justice est une exigence même dans la première Alliance… « Tu n'opprimeras pas l'émigré; vous connaissez vous-même la vie de l'émigré, car vous avez été émigrés au pays d'Egypte. » (Exode 23, 9; cf. 22, 20). Le précepte revient avec force et dévoile tout son sens dans l’Évangile : accueillir l’étranger, c’est accueillir le « Tout Autre ». L’épisode des disciples d’Emmaüs en est une illustration limpide et la parabole bien connue du Jugement dernier en décline les circonstances : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli. » (Matthieu 25) Les chrétiens ont donc une responsabilité fondamentale, là où ils vivent, de veiller aux conditions d’accueil de « l’étranger » qui est un frère et une sœur et, fondamentalement, Dieu lui-même par « visage interposé ». Saint Paul, quant à lui, le rappelle ainsi : « N'oubliez pas l'hospitalité, car grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges. » (Hébreux 13, 2)
Connaissant l’ancrage de l’Action catholique dans la justice sociale, il n’est pas étonnant que ce soit ses militants qui continuent d’encadrer et de soutenir le projet Raices y Esperanzas. Leur initiative s’est inspirée d’un projet semblable, Somos hermanos (Nous sommes frères), mis en place sur la Rive-Sud de Montréal par les responsables de la pastorale sociale des diocèses de Saint-Jean-Longueuil et de Valleyfield en 2008 (cf. SDF no 4 vol. 4). Leur table interdiocésaine comprend en plus les diocèses de Montréal, de Saint-Jérôme, de Saint-Hyacinthe, de Nicolet et de Chicoutimi. Ce réseau travaille en concertation avec Le Front de défense des non-syndiqués qui couvre tous les travailleurs immigrants. Le Front est une initiative du groupe Au bas de l’échelle. C’est donc dire qu’il faut encore une « intervention extérieure », pastorale, syndicale ou autre, pour bien accueillir ces travailleurs, les soutenir et leur faire justice, les employeurs de toutes catégories, sauf quelques exceptions comme l’employeur de Normandin, et les gouvernements (droit de syndicalisation) n’y parvenant pas.
En ce temps de Noël, comment ne pas penser aussi au déplacement forcé et risqué d’un jeune couple dont la femme était sur le point d’accoucher, aux fins d’un recensement obligatoire, nécessaire pour assurer les revenus de taxation de l’Empire et de ses serviteurs locaux... Tout un peuple a dû se déplacer. Ce même jeune couple de Nazareth, et tant d’autres réfugiés, qui a dû fuir en Égypte quelques années plus tard devant la violence aveugle d’un souverain jaloux de son pouvoir. Au-delà de la scène figée de la crèche, nous sommes entourés de Joseph et de Marie de passage, en besoin d’accueil chaleureux et de traitement équitable.