Solidarité internationale
Dans les années 1960 et 1970, divers organismes chrétiens plaident en faveur d’une redéfinition radicale de l’engagement social, dans une optique de solidarité internationale et de critiques du colonialisme, du capitalisme, de l’impérialisme et du militarisme.
- Le christianisme, compagnon de route du colonialisme
- Vers une solidarité internationale catholique
- L’Entraide missionnaire : un espace d’analyse sociale et d’engagement citoyen
- La fondation de Développement et Paix
- Un chapelet d’organismes chrétiens de solidarité internationale
- D’autres groupes chrétiens de solidarité internationale
- Pour aller plus loin
Frédéric Barriault
Centre justice et foi
Réfléchir à la contribution des chrétiennes et chrétiens québécois aux luttes pour la solidarité entre les peuples suppose de se questionner d’entrée de jeu sur la nature de cette solidarité, cette dernière n’étant pas exempte de considérations politiques. Nous sommes naturellement portés à célébrer les appels à la solidarité entre les peuples ayant été au cœur des luttes des peuples opprimés ou colonisés contre le joug des grandes puissances ou des dictatures militaires. On pense spontanément à l’appel de Simón Bolivar à l’unité des peuples latino-américains contre la tutelle coloniale européenne, au fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels ou encore à des mouvements comme le panafricanisme ou celui des non-alignés et à leurs luttes contre les impérialismes et colonialismes de tout acabit.
Or, face à cet appel à l’universalisme et à l’unité des peuples s’est toujours dressée une autre Internationale, celle-là conservatrice, militariste et réactionnaire. On pense ici à la solidarité des monarchies européennes – bientôt réunies dans une Sainte Alliance – contre les révolutions libérales des 18e et 19e siècles. Et aux nombreuses contre-révolutions et dictatures militaires soutenues par les grandes puissances occidentales au 20e siècle.
Raconter l'histoire du christianisme social québecois des dernières décennies, c'est faire le récit de cette Étonnante Église dont le théologien Gregory Baum a brossé les contours. Or, sur les enjeux liés à la solidarité internationale, aussi bien parler d'une conversion radicale, les chrétiennes et chrétiens d’ici étant passés d'une Internationale à une autre, du « camp » de la sujétion à celui de la libération, d’un sentiment de supériorité à l’égard des peuples du Tiers-Monde à une solidarité active envers les luttes des peuples de l'hémisphère sud.
Ce dossier entend faire la genèse de ce retournement complet des pratiques missionnaires, de même que brosser les contours de l'engagement social - et international - des chrétiennes et chrétiens québécois.
Le christianisme, compagnon de route du colonialisme
Du 15e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle, le christianisme en général et le catholicisme en particulier auront été des compagnons de route du colonialisme, de l’impérialisme et de l’esclavagisme européens, sinon leur caution morale. On pense ici à la (sinistre) bulle Dum diversas du pape Nicolas V de 1452:
Par les présentes Nous accordons [aux rois d'Espagne et du Portugal], de par Notre autorité apostolique, permission complète et libre d'envahir, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins [musulmans] les païens et tous les autres incroyants et ennemis du Christ où qu'ils puissent être, ainsi que leurs royaumes, duchés, comtés, principautés et autres biens [...] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle.
- Nicolas V, Dum diversas, 18 juin 1452
Se développent au même moment la doctrine de la Découverte et celle de la terra nullius[1] voulant que les terres des Amériques, de l’Asie, l’Afrique et l’Océanie soient des « friches » qui n’appartiennent à personne, si ce n’est aux puissances coloniales qui en revendiquent la souveraineté de manière unilatérale. Suivant de près les conquistadors et les troupes coloniales, les missionnaires envoyés convertir les peuples indigènes devaient non seulement y prêcher la « supériorité » de la foi catholique et de la culture européenne mais aussi pousser leurs catéchumènes à couper tous leurs liens avec leur ancienne religion, jugée idolâtre et superstitieuse. « Hors de l’Église, point de salut », disait l’adage. L’attitude de l’Église catholique à l’égard des autres religions était teintée de mépris, sinon d’hostilité ouverte, y compris à l’égard de leurs « frères séparés » protestants.
Certes, il y a bien eu çà et là de belles utopies, un effort sincère de reconnaître l’éminente dignité des peuples indigènes et la valeur intrinsèque de leurs cultures. Et aussi quelques prophètes ayant dénoncé la cruauté et la barbarie des colonisateurs européens. On pense notamment ici à Bartolomé de Las Casas ou aux réductions jésuites du Paraguay.
Vers une solidarité internationale catholique
C’est à partir des années 1940 et 1950 qu’une réflexion en faveur de la solidarité internationale se développe au sein de l’Église catholique. Figure emblématique de cette mouvance, le dominicain français Joseph Lebret fonde en 1942 l’association Économie et Humanisme, un groupe de pression d’économistes chrétiens qui réfléchit aux enjeux liés à l’emploi, à la solidarité sociale, au développement humain intégral et à la coopération internationale. Proche des prêtres ouvriers et homme de terrain, Lebret multiplie les séjours en Amérique latine où se développe toute une réflexion tiers-mondiste et décoloniale sur la pauvreté et le sous-développement.
La pauvreté des uns a une histoire très liée à la richesse des autres. Plus explicitement, on peut sans crainte de se tromper – car les preuves abondent– affirmer qu’une très grande partie de la richesse accumulée par les «pays du Nord» n’a pu l’être que parce que le travail et les ressources des «peuples du Sud» ont été spoliés. Ces spoliations commencées déjà à l’époque des découvertes, c’est-à-dire au moment de la prise de contact des peuples européens et des autres, se poursuivent encore de nos jours et sont toujours marqués du sceau de la violence.
- Renaud Bernardin, « "Tiers-Monde": pauvreté ou domination? », Congrès de L'Entraide missionnaire, 1982
Ces réflexions trouvent un écho favorable pendant le concile Vatican II, particulièrement auprès des évêques latino-américains comme le Brésilien Hélder Câmara et le Chilien Manuel Larraín, eux-mêmes signataires du Pacte des catacombes et membres du groupe « Jésus, l’Église et les pauvres ». Des prélats de divers horizons sont également membres de ce groupe, dont le Belge Charles-Marie Himmer, le Palestinien Maxime V Hakim et le Québécois Gérard-Marie Coderre, eux-mêmes fortement influencés par Paul Gauthier, prêtre-ouvrier français installé en Palestine et secrétaire du groupe. Plaçant la lutte au sous-développement et la solidarité avec le Tiers-Monde au cœur de ses engagements, cette minorité milite activement pour que le Concile réponde à l’appel du pape Jean XXIII de fonder une Église servante et pauvre, dépouillée des symboles de la puissance et de la richesse. Un appel auquel répondront les signataires du Pacte des catacombes, à commencer par les évêques latino-américains, Hélder Câmara en tête. Sans toutefois parvenir à convaincre le pape Paul VI et la majorité conciliaire de mettre la justice sociale et la solidarité internationale à l’ordre du jour des travaux du Concile.
Ce n’est qu’un an et demi après la clôture du concile que Paul VI donne suite aux interpellations du groupe « Jésus, l’Église et les pauvres », de même qu’aux réflexions de Joseph Lebret, en apposant sa signature à l'encyclique Populorum progressio qui fait de la solidarité sociale, de la coopération internationale et de la destination universelle des biens l’un des piliers de l’enseignement social de l’Église. Reprenant et bonifiant les interpellations de son prédécesseur Jean XXIII dans son encyclique Pacem in Terris. Ces mêmes réflexions amèneront des chrétiens latino-américains comme Hélder Câmara, Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff et Ivone Gebara à jeter les bases de la théologie de la libération qui influencera durablement l’Église catholique d’Amérique centrale et du sud, de la conférence de Medellín (1968) à celle de Puebla (1979). Et dont Oscar Romero demeure l’une des figures emblématiques.
La théologie de la libération en Amérique latine des années 1970 à 1990 est née, comme nous le savons, dans un contexte d’injustice, d’autoritarisme politique et de grande détresse du continent latino-américain. Les courants de théologie de la libération ont développé l’ensemble de la théologie à partir de l’option pour les pauvres comme une option inhérente à notre foi. Ils ont essayé, à leur façon, de récupérer le Dieu du crucifié à partir de la lutte pour la dignité des crucifiés de la Terre […] dans un continent miné par des injustices sociales.
- Yvone Gebara, s.n.d, « De la théologie de la libération à la libération de la théologie », Congrès de L'Entraide missionnaire, 2008
À cela s’ajoute la reconnaissance formelle de la liberté de conscience et des droits de la personne dans l’enseignement officiel de l’Église catholique, étroitement liée à l’écrasement du Printemps de Prague et à la consolidation de régimes communistes autoritaires en Europe et à la multiplication des coups d’État militaires en Amérique latine. Ce qui transforme de manière radicale l’action des missionnaires et des travailleurs humanitaires chrétiens qui s’engagent – au nom de l’évangile – dans les luttes des peuples du Sud global.
C’est dans ce contexte que sont fondés divers organismes chrétiens plaidant en faveur d’une redéfinition radicale de l’engagement social, dans une optique de solidarité internationale et de critiques du colonialisme, du capitalisme, de l’impérialisme et du militarisme. Critiques allant de pair avec les transformations des pratiques missionnaires à la suite du concile Vatican II, que ce soit en matière d’inculturation de l’Évangile, de coresponsabilité ecclésiale ou d’engagement dans des pratiques de solidarité avec les pays et les peuples du Sud global où ces missionnaires étaient envoyés. Certains missionnaires – des prêtres comme Maurice Lefebvre, des religieuses comme Marie Denise Dubois et Gilberte Bussières, des missionnaires laïques comme Raoul Léger – mettront leur vie en danger, au nom de cet engagement (évangélique) pour la justice.
Plusieurs coopérants reviennent radicalement transformés de leurs séjours dans les pays en voie de développement, comme ce sera le cas pour un grand nombre de missionnaires. Le corps-à-corps quotidien avec la misère, la solidarité et la lutte pour la dignité des peuples du Sud global dont ont fait l’expérience rend ces militants éminemment critiques du rôle joué par les grandes puissances occidentales dans le maintien de structures oppressives dans les pays en voie de développement.
L’Entraide missionnaire : un espace d’analyse sociale et d’engagement citoyen
D’abord fondé afin de favoriser le rapatriement de missionnaires catholiques dont la vie était menacée au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale, L’Entraide missionnaire (EMI) est devenue au fil des ans un espace d’analyse sociale, un lieu de ressourcement, de même qu’un des fers de lance du christianisme social québécois de la seconde moitié du 20e siècle. Issus de la génération de religieux et de religieuses façonnés par les mouvements d’Action catholique spécialisée lors de leurs études au collège ou au couvent, les animateurs de l’EMI en ont gardé la pédagogie du Voir-Juger-Agir, l'ouverture aux enjeux internationaux et l’appel à défendre la dignité de la personne humaine. Leur pratique missionnaire les met rapidement en contact avec la théologie de la libération et avec sa critique des structures sociales, politiques et économiques qui oppriment, humilient, écrasent les peuples de l’hémisphère sud chez lesquels ils étaient envoyés.
Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive. [...] Nous percevons dans le monde un ensemble d’injustices qui constituent l’essentiel des problèmes de notre temps, et dont la disparition exige des efforts et des responsabilités à tous les échelons de la société, même de ceux qui concernent la société planétaire vers laquelle nous nous acheminons dans ce dernier quart du XXe siècle. [...] Notre action doit se porter en premier lieu vers ces hommes et ces nations qui, à cause de diverses formes d’oppression et à cause du caractère actuel de notre société, sont victimes d’injustice silencieuse et sont même privés de la possibilité de se faire entendre.
- Synode sur la promotion de la justice dans le monde, Justitia in mundo, 1971, no 7 et 21.
Disposant d’une équipe de permanents à partir de 1969, L’EMI produit des analyses, anime des activités de formation à l’intention des missionnaires, publie des plaidoyers et des prises de position sur les politiques canadiennes d’aide au développement, le militarisme, les droits des femmes, la situation des droits humains dans les pays de l’hémisphère sud, et le rôle joué par les entreprises extractivistes (dont les compagnies minières canadiennes) dans les violations des droits de la personnes. L’organisme développe une expertise sur les réalités géopolitiques et sociopolitiques de diverses régions du globe, dont Haïti, l’Afrique des Grands-Lacs (République démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, Ouganda) et la région andine (Équateur, Pérou, Bolivie).
C’est principalement par le biais de son congrès annuel et la publication de son bulletin que L’Entraide missionnaire élabore cette critique tous azimuts des structures oppressives. Proche des théologiens de la libération, L’EMI invite Gustavo Gutiérrez dès 1975. Des théologiens et théologiennes comme Vincent Cosmao, Isidore de Souza, Pablo Richard et Ivone Gebara ; des sociologues et des anthropologues comme François Houtart et Albert Doutreloux ; des journalistes et des essayistes comme Aurélien Bernier contribuent au fil des ans aux réflexions – toujours engagées – de L’Entraide missionnaire.
Les hommes commencent aussi à saisir une dimension nouvelle et plus radicale de l’unité en découvrant que les ressources, les précieux ensembles d’air et d’eau indispensables à la vie, la petite et fragile « biosphère » de tout ce qui vit sur terre, ne sont pas illimités, mais qu’ils doivent, au contraire, être conservés et préservés comme le patrimoine unique de l’ensemble de l’humanité. [...] On ne voit pas comment les nations riches pourraient prétendre accroître leurs propres revendications matérielles si la conséquence pour les autres en est, soit de rester dans la misère, soit de risquer la destruction éventuelle des bases physiques de la vie planétaire. Ceux qui sont déjà riches doivent donc accepter des styles de vie moins matérialistes, entraînant moins de gaspillage, afin d’éviter la destruction du patrimoine qu’ils sont appelés à partager en toute justice avec tout le reste de l’humanité.
- Synode sur la promotion de la justice dans le monde, Justitia in mundo, 1971, no 9 et 73.
La fondation de Développement et Paix
Officiellement fondée par les évêques catholiques du Canada en 1967 dans le sillage de l’encyclique Populorum progressio sur le développement intégral et solidaire des peuples, Développement et Paix (D&P) est un pur produit des intuitions du concile Vatican II. Animée par des laïques, en cohérence avec la notion de coresponsabilité de tous les baptisés et celle d’apostolat de la compétence célébrées par le Concile, cette ONG entend être le visage d’une Église qui se déclare « experte en humanité » (Populorum progressio, 1967, no 13), qui se dit attentive « aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et qui fait du « combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde» une «dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive». (Justitia in mundo, 1971, no 7).
Les disparités économiques, sociales et culturelles trop grandes entre peuples provoquent tensions et discordes, et mettent la paix en péril. Comme Nous le disions aux Pères conciliaires au retour de notre voyage de paix à l'ONU.: "La condition des populations en voie de développement doit être l'objet de notre considération, disons mieux, notre charité pour les pauvres qui sont dans le monde -- et ils sont légions infinies - doit devenir plus attentive, plus active, plus généreuse". Combattre la misère et lutter contre l'injustice, c'est promouvoir, avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l'humanité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, fruit de l'équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit jour après jour, dans la poursuite d'un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes
- Paul VI, Populorum progressio, 26 mars 1967, no 76
En conformité avec cet idéal, Développement et Paix déploie son travail sur deux fronts. D'une part, il soutient les projets de coopération et de solidarité de partenaires dans de nombreux pays de l’hémisphère sud, dans une optique de subsidiarité et de transformation des structures oppressives – par, pour et avec les personnes qui les subissent et développe des pratiques de solidarité avec elles. D’autre part, D&P a aussi le mandat d’éduquer les catholiques d’ici aux crises humanitaires, aux structures injustes qui maintiennent les peuples du Sud global dans la pauvreté, ainsi qu’aux luttes d’émancipation qu’ils mènent . Les campagnes automnales et printanières de l’organisme dans les paroisses et diocèses du pays sont les moments charnière de son travail d’éducation, lesquelles débouchent ultimement sur l’interpellation des politiciens canadiens et l’engagement social des chrétiennes et chrétiennes dans diverses luttes internationales.
Le soutien du Canada aux dictatures militaires d’Amérique latine, au régime de l’apartheid en Afrique du Sud et aux méfaits des entreprises minières et pétrolières canadiennes à travers le monde seront au cœur des campagnes d’éducation et de mobilisation de Développement et Paix dans les années 1980, 1990 et 2000. Côte-à-côte avec le financement de projets de solidarité axés sur l’empowerment des exclus, qu’il s’agisse de paysans sans terre, de femmes victimes de violences, d’enfants soldats, des veuves, d’orphelins, de réfugiés ou de déplacés chassés de chez eux par la guerre, la persécution, la famine, la misère ou les catastrophes naturelles.
Prise à partie peu après sa fondation par les organismes catholiques ultraconservateurs lui reprochant sa présumée « collusion » avec le communisme[2], D&P fait face au travail de sape des lobbys pro-vie depuis le début des années 2000, lesquels reprochent à l’ONG de collaborer avec des partenaires prétendument favorables à l’avortement. Ces actions auront comme effet tangible de démobiliser les membres de longue date de l’organisme et d’accroître la mainmise épiscopale sur cet organisme longtemps animé par, pour et avec les laïques.
Dans ce débat, un enjeu de fond émerge concernant l’identité chrétienne aujourd’hui. N’y aurait-il qu’une seule façon de pratiquer sa foi, soit en étant des copies conformes des enseignements venant du Vatican – copier-coller et répéter sans réfléchir? Sans tenir compte des contextes culturels, des consciences et des ouvertures historiques du concile Vatican II élaborées et décrétées par 2 300 évêques? [...] Défendre la vie ne concerne-t-il pas surtout la défense des conditions de vie et de dignité tout au long de la vie? C’est ce que fait Développement et Paix depuis ses débuts, en fidélité avec les options et les pratiques de Jésus dans l’évangile.
-Gérard Laverdure, « Crise à Développement et Paix », Sentiers de foi, 4 mai 2011
Un chapelet d’organismes chrétiens de solidarité internationale
Développement et Paix est au cœur de tout un réseau d’organismes régionaux de solidarité internationale fondés par des chrétiennes et des chrétiens, puis progressivement sécularisés au cours des dernières années, sans cependant s’éloigner des interpellations et indignations qui animaient leurs fondatrices et fondateurs. C’est notamment le cas du Comité de solidarité de Trois-Rivières fondé en 1973 dont Claude Lacaille, prêtre des Missions étrangères, et Mariette Milot, sœur de l’Assomption, ont été et demeurent étroitement associés. C’est également le cas du Centre de solidarité internationale du Saguenay-Lac-Saint-Jean fondé en 1979 par Nicole Guy, au retour d’un séjour de six ans au Paraguay.
Bien qu’officiellement laïque depuis sa fondation, l’organisme SUCO (Solidarité, Union, Coopération) a été un compagnon de route de Développement et Paix, recrutant parfois ses coopérants et militants dans les mêmes réseaux – universitaires ou chrétiens. Il n’est pas anodin que des chrétiens sociaux de premier plan comme Dominique Boisvert et Joseph Giguère aient pris part à des projets de coopération du SUCO, le premier en Côte d’Ivoire au début des années 1970 et le second au Pérou dans les années 1980. Membre de l’AQOCI (Association québécoise des organismes de coopération internationale), Développement et Paix soutient aussi des organismes chrétiens d’engagement pour la justice sociale ici par le ROJEP (Réseau œcuménique Justice, Écologie et Paix). Proche du mouvement de Porto Alegre (cofondé par le théologien de la libération Leonardo Boff), le ROJEP a été un interlocuteur de choix du Forum social mondial et du Forum mondial théologie et libération tenu à Montréal en 2016.
En marge de ces réseaux, diverses initiatives se déploient afin d’éduquer et de mobiliser les plus jeunes générations aux enjeux de solidarité internationale. C’est principalement par l’organisme Jeunes du Monde (œuvre pontificale missionnaire pour les jeunes) que l’initiation des jeunes des écoles secondaires à la solidarité internationale se réalise pendant environ 50 ans. Dans les paroisses et dans certaines écoles primaires, c’est l’œuvre pontificale pour les enfants Mond’AMI qui développe des programmes d’éducation adapté pour ce groupe d’âge.
D’autres groupes chrétiens de solidarité internationale
Enjeu phare des années 1970 et 1980, y compris dans un Québec qui a connu la crise d’Octobre, la répression policière et militaire des mouvements sociaux progressistes est au cœur des mobilisations des chrétiennes et chrétiens. Moment charnière dans l’histoire de la gauche québécoise, le coup d’État militaire contre le régime socialiste démocratiquement élu de Salvador Allende suscite la mobilisation des chrétiens sociaux, dont plusieurs ont été missionnaires ou coopérants au Chili et sont solidaires des luttes du peuples chilien. C’est notamment dans ce contexte que seront fondés le Comité de solidarité de Trois-Rivières, dont nous venons de parler et le Comité international de solidarité ouvrière dont Jean Ménard, prêtre des Mission étrangères, qui a dû fuir le Chili après le coup d’État de 1973, est l’un des fondateurs. Fondé dans le sillage du coup d’État du général Pinochet au Chili, le CISO incarne à sa manière l’internationalisme ouvrier dont les Chrétiens pour le socialisme et les Politisés chrétiens seront l’une des nombreuses incarnations, à l'heure du tournant marxiste de revues chrétiennes telles que Relations et Vie ouvrière. Et qui ont aussi été massivement influencés par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire, d'autant que nombre de ces chrétiennes et chrétiens engagés sont proches des mouvements d'éducation populaire et d'action communautaire autonomes.
Pour tous ceux aussi qui osent défier l'ordre des privilèges établis et qui luttent pour l'instauration d'une véritable justice plus conforme au respect des droits humains, il est probablement l'homme d'Église du XXe siècle auquel on fait le plus souvent référence. Romero nous inspire encore aujourd'hui Ia route à suivre. II éveille en nous les forces vives de l'audace. L'audace de vivre et de continuer à Lutter chaque jour. L'audace de semer dans le désert en gardant toujours présent à l’esprit qu'un jour prochain se lèvera le soleil de la Liberté. Romero a cette capacité de susciter en nous Ia soif de justice. Une justice basée sur l'utopie de construire un jour un monde plus fraternel entre les peuples de Ia Terre. Même si cela viole les valeurs du «marché». Même si pour cela il nous faut vaincre notre propre égoïsme et notre peur de l'autre.
- Yves Carrier, « L'audace de Romero», Caminando, vol. 14, no. 5, décembre 1994.
Le climat de violence et d’impunité qui prévaut en Amérique du Sud et en Amérique centrale mènera à la fondation, en 1976, du Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine. Son bulletin Caminando rend compte de ces violences, notamment l’assassinat de l’archevêque de San Salvador, Mgr Oscar Romero, le 24 mars 1980. Une Coalition Romero voit le jour au même moment. Une antenne québécoise de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (fondée à Paris en 1974) est fondée peu après en 1985, à l’initiative de Gabriel Villemure, prêtre du diocèse de Montréal déjà engagé dans l’accueil des migrants et réfugiés.
Signalons, enfin, l’engagement d’un grand nombre de communautés religieuses féminines dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes et la traite humaine interne et internationale, par le biais du CATHII, fondé en 2004.
Pour aller plus loin
Livres et articles
Gregory Baum, Étonnante Église. L’émergence du catholicisme solidaire, Montréal, Bellarmin, 2006, 227 p.
Yves Carrier, Mgr Oscar A. Romero. Histoire d'un peuple, destinée d'un homme, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 325 p.
Yves Carrier, Théolgie pratique de libération au Chili de Salvador Allende. Une expérience d'insertion en milieu ouvrier, Paris, Éditions de L'Harmattan, 2013, 546 p.
Geneviève Dorais, « La solidarité intersyndicale Québec-Amérique latine et le Centre international de solidarité ouvrière, 1975-1984 », Histoire sociale / Social History, vol. 56, no 15 (2023) : 21-42
Patrick Dramé et Maurice Demers (dir.), Le Tiers-Monde postcolonial : Espoirs et désenchantements. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, 326 p.
Catherine Foisy, Au risque de la conversion : L’expérience québécoise de la mission au XXe siècle, Montreal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2017, 325 p.
Claude Lacaille, En mission dans la tourmente des dictatures, 1965-1986 : Haïti, Équateur, Chili, Montréal, Novalis, 2014, 220 p.
Étienne Lapointe, Catherine Foisy et Molly Kane, Chemins de libération, horizons d’espérance. Une anthologie de L’Entraide missionnaire, Montréal, L’Entraide missionnaire inc., 2018, 657 p.
Marcel Nault Jr, Chili et Québec. La consolidation de la solidarité anti-impérialiste, 1969-1979, Québec, Éditions du Septentrion, 2023, 169 p.
Jean-Claude Ravet, (dir.), « La théolgie de la libération, d'hier à aujourd'hui », Relations, no 752, octobre-novembre 2011, 42 p.
Grégoire Viau, Missionnaires en pleine révolution, Montréal, Éditions Novalis, 2016, 48 p.
Documentaires
Jonathan Boulet-Groulx et Julien Deschamps Jolin, Signes des temps : L’Entraide missionnaire 1958-2018, Montréal, Approprimage, 2018, 59 minutes.
Renée Blanchar, Raoul Léger, la vérité morcelée, Montréal, Office national du film, 2002, 1h10
Guy L. Côté, Les deux côtés de la médaille, Montréal, Office national du film, 1974, 2h45
Pauline Voisard, Claude Lacaille. Petites et grandes histoires d'un homme libre, Québec, Spira Films, 37 min.
Notes
[1] Dans le sillage de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, la Conférence des évêques catholiques du Canada a publié une déclaration condamnant la doctrine de la Découverte et celle de la terra nullius, faisant ainsi écho aux interpellations des commissaires, de même qu’au discours prononcé par le pape François quelques mois plus tôt à Santa Cruz de la Sierra en Bolivie (9 juillet 2015) et demandant pardon « non seulement pour les offenses de l’Église même, mais aussi pour les crimes contre les peuples autochtones durant ce que l’on appelle la conquête de l’Amérique».
[2] Le pamphlet Développement et paix : un socialisme multicolore au service du communisme (1978) des Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne est symptomatique de cette tendance. Ces derniers ont également été aux premières loges des manifestations contre la pièce Les fées ont soif de Denise Boucher.