Luttes ouvrières
Les luttes ouvrières occupent une place de choix dans l'histoire du christianisme social, des cercles d'études aux prêtres-ouvriers, des mouvements d'Action catholique à la CTCC-CSN et des Chrétiens pour le socialisme aux Politisés chrétiens.
- Arrière-plan historique
- Le syndicalisme « mou » de la CTCC
- Un point de rupture : l’affaire Silicose et la grève de l’Amiante
- Une critique du nationalisme économique
- Un socialisme chrétien, un néonationalisme ouvert sur le monde
- Les nouveaux terrains d’action du syndicalisme « chrétien »
Frédéric Barriault
Centre justice et foi
L'histoire des relations entre le christianisme et le monde ouvrier est porteuse d'images floues et stéréotypées. Tout un imaginaire social conserve un souvenir amer d'une Église catholique farouchement anticommuniste prêchant l'abnégation et le renoncement à des ouvriers apparemment « nés pour un petit pain », auxquels on enseignait à être reconnaissants envers leurs patrons.
Or, à cette image sombre on peut en opposer une autre: celle de syndicalistes – et de socialistes ! – chrétiens comme Michel Chartrand et Pierre Vadeboncœur. Celle des grévistes d’Asbestos appuyés par l’archevêque de Montréal, immortalisés dans la pièce Charbonneau et le Chef, laquelle est fréquemment montée et jouée au théâtre Jean-Duceppe depuis 1971. Celle, enfin, des coopératives, des prêtres-ouvriers et de tous ces mouvements d’Action catholique ayant contribué à la dignité et l’empowerment des travailleuse et travailleurs, de même qu’à la vitalité des quartiers populaires.
Centrant son attention sur l’histoire de la Centrale des syndicats nationaux (CSN) et de son ancêtre la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ce dossier entend brosser une vue d’ensemble des liens complexes entre le christianisme social et le mouvement ouvrier au Québec.
Arrière-plan historique
Il faut attendre les années 1890 pour voir émerger un christianisme social véritablement critique à l’égard du libéralisme économique et du capitalisme industriel. La publication de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII galvanise l'engagement des chrétiennes et chrétiennes qui dénonçaient depuis des années les conditions de vie misérables et les conditions de travail inhumaines de la classe ouvrière. Des prêtres et des laïcs, des religieuses et des chrétiennes engagées prennent alors ouvertement position en faveur du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et des ouvrières. C’est dans ce contexte que seront fondés des syndicats catholiques, des coopératives, des cercles d’études et groupes de réflexion (l’École sociale populaire, par exemple) afin d’améliorer le sort des travailleurs et de lutter contre les injustices du capitalisme industriel.
On est parfois tentés de maudire la division sociale du travail et l'invention des machines, quand on voit à quel état elles ont réduit des milliers d'êtres humains […] Tous ces engins de l’industrie détruisent et brutalisent ce qu’il y a de plus noble dans l’ouvrier, son intelligence. Il n’est plus qu’une chose qu’on exploite sans pitié, il diffère à peine de l’engin qu’il manœuvre, l’un qu’on alimente de houille et d’eau, l’autre de pain et de viande, machine qu’on met au rencart sans plus de souci, quand elle est avariée pr la maladie et la vieillesse.
- François Gohiet, OMI, Conférences sur la question ouvrière données à l'église Saint-Sauveur de Québec, 1892, p. 26-27
Reconnaissant aux ouvriers le droit de s’associer et de lutter pour la défense de leurs droits, le pape Léon XIII, dans son encyclique Rerum novarum, demandait aux patrons de faire preuve de bienveillance et de justice envers leurs ouvriers. À ses yeux, l’État ne saurait manquer à ses responsabilités : la classe politique a donc le devoir de lutter contre les abus de toutes sortes commis par les patrons. L’Église ne rejette pas pour autant la propriété privée : dans Rerum novarum, Léon XIII en fait même un droit inaliénable de l’être humain. Les ouvriers ne sauraient donc voler leurs employeurs, ni détruire leurs machines, ni occuper leurs usines, ni en appeler à la lutte armée et au renversement violent de l’ordre social. Pour le pape, patrons et ouvriers ne sont pas des ennemis : s’ils le sont devenus, c’est parce que le libéralisme encourage l’individualisme et l’égoïsme, contribuant ainsi à l’affaiblissement de l’esprit évangélique. L’Église rejette donc la notion de lutte des classes promue par les socialistes, de même que la notion de non-interventionnisme étatique chère aux libéraux. À l’individualisme des libéraux et à la lutte des classes des socialistes, l’Église oppose une socio-économie fondant de grands espoirs sur le paternalisme des patrons, la responsabilité sociale des chefs d’État et la mise en place de relations plus fraternelles entre industriels et ouvriers, à travers la création de comités paritaires et de comités d’usines inspirés du corporatisme.
Le syndicalisme « mou » de la CTCC
Approuvé par le pape Pie XI, ce type de syndicalisme a été promu par les jésuites de l’École sociale populaire à partir des années 1920. C’est en fonction de ce modèle que l’Église encourage la fondation d'une centrale syndicale officiellement catholique, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), dans le sillage de la création de quelques syndicats catholiques au cours des années précédentes. Le syndicalisme de la CTCC s’inscrit dans la tradition du corporatisme, en ce sens qu’il peut être considéré comme une recherche d’alternatives à la lutte des classes, en favorisant le rapprochement entre patrons et ouvriers.
La stratégie syndicale de la CTCC repose en effet sur l'engagement du clergé en tant que médiateur dans les conflits de travail. Les clercs et évêques utilisent en effet leur influence morale pour mettre un terme aux grèves, tantôt en convaincant les industriels de répondre aux demandes des travailleurs, tantôt en invitant les syndiqués à revoir à la baisse leurs demandes. On est assez loin du syndicalisme de combat, tel que préconisé par les syndicats d’inspiration socialiste ou communiste. Ce genre de paternalisme catholique fut très présent à la Pulperie de Chicoutimi, usine de pâtes et papiers fondée en 1896 par Julien-Édouard-Alfred Dubuc. Les relations entre l’Église et Dubuc étaient en effet très cordiales, ce qui laisse croire que le clergé n’a pas toujours défendu les intérêts des ouvriers de la Pulperie. Certes, Dubuc se montrait beaucoup plus respectueux des droits de ses travailleurs que ses compétiteurs comme William Price. L’historien Gérard Bouchard a cependant montré les limites de ce genre de syndicalisme : à Chicoutimi, le « copinage » entre Dubuc, les eudistes et l’évêque a pris la forme d’une alliance de classe… pas toujours favorable aux syndiqués. Curés de la paroisse ouvrière de Chicoutimi, les eudistes ont en effet enseigné aux employés de la Pulperie à respecter leurs patrons, à travailler avec acharnement et à vivre dans le renoncement et la résignation...
La création de la CTCC va aussi de pair avec la promotion du nationalisme économique : il s’agit de résister à l’influence jugée néfaste des syndicats internationaux – en réalité de grandes centrales syndicales américaines comme l’AFL-CIO. Syndicats neutres au plan religieux et jugés « trop » socialistes dans leur approche, en raison de leur appui sans équivoque à la lutte des classes. Mais aussi jugés nuisibles aux intérêts des petites et moyennes entreprises du Québec des régions où la CTCC a pris racine et à leur capacité de concurrencer les grandes entreprises anglo-saxonnes. Trop souvent hélas les aumôniers de la CTCC ont poussé les syndiqués à accepter des ententes salariales et des conditions de travail contraires à leurs intérêts, pour ne pas mettre en danger les emplois et les « fleurons » de l’économie régionale.
Ce qui ne veut pas dire que les grèves menées par les syndiqués de la CTCC aient été moins radicales et moins déterminées que celles de leurs homologues des syndicats internationaux. La grève des allumettières de Hull (1919) et celle des ouvriers de la chaussure de Québec (1925-1926) en sont de probants témoignages. On ne saurait non plus minimiser le rôle des aumôniers de la CTCC ou même des simples curés dans certains gains faits par les syndiqués, à commencer par la reconnaissance du syndicat et de la négociation collective par les employeurs, à une époque où les patrons ont systématiquement recours au lock-out, aux briseurs de grève et à la répression policière. La réforme de la législation viscéralement antisyndicale de la province sera d’ailleurs au cœur des engagements de l’abbé Gérard Dion, fondateur du Département des relations industrielles à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et antiduplessiste notoire.
Un point de rupture : l’affaire Silicose et la grève de l’Amiante
Il faut cependant attendre les années 1940 et 1950 pour voir la CTCC devenir un véritable syndicat de combat, particulièrement lors de la grève d’Asbestos.
L’affaire Silicose
Le vent commence à tourner au milieu des années 1940, dans le sillage de l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) du pape Pie XI. Une étape est franchie lors des grèves de Sorel en 1937, où s’illustrent les syndiqués de la CTCC, de même que le curé Philippe Desranleau, bientôt nommé évêque de Sherbrooke, où il soutiendra grévistes d’Asbestos. Soutenue vigoureusement par le gouvernement de Maurice Duplessis, l’industrie minière sera au cœur des mobilisations des chrétiens sociaux préoccupés non seulement par les droits des travailleurs mais aussi par les maladies industrielles comme la silicose et l’amiantose, elles-mêmes dénoncées par les syndicalistes de l'époque.
En mars 1948, dans la revue Relations, le journaliste Burton Ledoux et le jésuite Jean-d’Auteuil Richard, directeur de la revue, alertent l’opinion publique à propos de la toxicité de la poussière de silice inhalée par les mineurs et les habitants du village de Saint-Rémi d’Amherst, dans les Laurentides – prélude à la sinistre affaire Silicose qui mènera à la rétractation de la revue et au renvoi de son directeur, exilé à Sudbury (Ontario) peu après. La chape de plomb sur Relations est telle que Burton Ledoux devra finalement publier dans les pages du Devoir la suite de son dossier sur les maladies industrielles – portant cette fois sur l’amiantose alors que la grève d’Asbestos bat son plein. Selon le syndicaliste Michel Rioux, les enjeux de santé et sécurité au travail ont été le fer de lance des engagements syndicaux de Michel Chartrand, très attaché à la dignité de la personne humaine, jusque dans ses dimensions corporelles, le corps étant le temple de l’Esprit.
J'étais ben étonné du grand intérêt
Porté à ma santé
T'as l'air fatigué, oublie ça pour demain
On va t'payer l'médecinJ'ai soufflé des balounes
J'ai serré des poignées
Le graphique est sorti
La machine a m'a dit
C'que l'boss avait compris
T'es pas réparable, t'es finiY m'ont r'mis mes outils
Pis mes après-midis
J'leur ai laissé mes poumons
Pis moi qui pensais
Qu'à leurs yeux j'étais rien
Maudit j'avais raison
- Paul Piché, J'étais ben étonné, 1980
La grève de l’Amiante
Déclenchée par des travailleurs affiliés à CTCC, la grève de l'Amiante est l’un des moments forts de l’opposition des catholiques progressistes au régime de Duplessis. Réputée pour ses mauvaises conditions de travail et pour les maladies industrielles qui y sévissent, la mine d’amiante d’Asbestos était gérée par une compagnie américaine, la Canadian Johns-Manville. L’enjeu de la grève porte à la fois sur les salaires, sur l’hygiène industrielle et sur la mise en place d’une assurance-maladie pour les travailleurs.
Déjà appuyés dans leurs démarches par l’archevêque de Montréal, Mgr Joseph Charbonneau, les grévistes reçoivent aussi l’appui de la Commission sacerdotale d’études sociales. La frange progressiste du clergé milite non seulement pour l’amélioration des conditions de travail des mineurs mais également pour leur intégration aux instances décisionnelles de la compagnie. Ce que proposent les membres de la Commission sacerdotale, c’est un modèle de cogestion de l’entreprise, où les travailleurs seraient consultés pour les questions à portée technique ou sociale, tout en obtenant une quote-part des profits.
Le reste de l’histoire est assez connue : profitant de ses bonnes relations avec Duplessis, le gérant de la mine invoque le caractère « communiste » des revendications mises de l’avant par les grévistes et par les membres de la Commission sacerdotale d’études sociales. Profitant d’un changement de garde dans le corps épiscopal québécois, Duplessis s’appuie sur l’aile conservatrice de l’Église. Appuyé par l’évêque de Rimouski (Mgr Courchesne), et par l’aumônier de l’Association professionnelle des industriels de la province de Québec (le jésuite Émile Bouvier), Duplessis parvient à faire censurer le projet de réforme de l’entreprise promu par la commission sacerdotale. La répression policière contre les grévistes et les syndicalistes sera dure et sanglante. Duplessis obtient ensuite le renvoi de Mgr Charbonneau, poussé à démissionner et à quitter le Québec.
La matraque, instrument contondant servant à établir la justice sociale dans la catholique province de Québec, a commencé à faire des siennes à Asbestos. Avant-hier un détachement d’une trentaine de policiers provinciaux a fait irruption dans une maison où de paisibles citoyens jouaient aux cartes. Ils les ont horriblement battus, ont traîné dans la rue une femme enceinte. […] Il n’est peut-être pas mauvais de savoir quel ordre la police provinciale prétend rétablir à coups de matraque à Asbestos. Est-ce l’ordre social chrétien ou l’ordre capitaliste païen?
- Gérard Filion, Le Devoir, 23 mars 1949.
Une critique du nationalisme économique
Porté par toute une frange de la bourgeoisie catholique gravitant autour du chanoine Lionel Groulx, de l’École des Hautes-Études commerciales et de la revue L’Action française, à l’heure des réflexions nombreuses sur l’infériorité économique des Canadiens français, le nationalisme économique est remis en question par les syndicats catholiques, qui refusent de se faire complices de l’exploitation des travailleuses et travailleurs par des patrons canadiens-français. La grève de 1937 aux chantiers de Marine Industries de Sorel et celle de 1952 au magasin et à l’entrepôt montréalais de Dupuis Frères sont un point tournant dans l’histoire de la CTCC qui affronte le puissant clan Simard, puis la famille Dupuis, tous deux fleurons de l’entrepreneurship canadien-français. Les grèves de Shawinigan (1950), Louiseville (1952-1953) et Murdochville (1957) opposeront des syndiqués de la CTCC à des gérants, des directeurs d’usine ou encore à des briseurs de grève tout aussi canadiens-français qu’eux, fussent-ils à la solde d’entreprises américaines. Syndiqués qui trouveront aussi sur leur passage le premier ministre Maurice Duplessis et la frange conservatrice de l’épiscopat, prompts à se réclamer du catholicisme et du nationalisme canadien-français, mais d'une brutalité impitoyable à l’égard des syndiqués de la CTCC et des promoteurs de la justice sociale.
Au terme de ces conflits, le syndicalisme catholique et le nationalisme canadien-français connaissent de profondes mutations. Un grand nombre de syndicalistes, de militants sociaux, d’ouvriers et d’ouvrières ont été initiés aux rudiments de l’analyse sociale et de l’engagement politique dans les mouvements d’Action catholique spécialisée comme la Jeunesse étudiante catholique et la Jeunesse ouvrière catholique, à travers la pédagogie du Voir-Juger-Agir.
Nombre d’entre eux ont aussi subi l’influence du personnalisme chrétien, qui fait de la dignité de la personne humaine le fondement de l’ordre social. La génération de Cité libre se montre extrêmement critique de ses prédécesseurs, reprochant au clergé et aux laïques canadiens-français d’avoir trahi le Christ et l’Église en se livrant à mille et une compromissions avec le régime duplessiste et l’ordre social capitaliste. Pour ces socialistes chrétiens, l’heure de la charité est révolue : il faut désormais agir sur les structures injustes, transformer la société, mettre en place un ordre social (chrétien) fondé sur la social-démocratie. Cette révolution spirituelle (pas si tranquille que cela) se fera avec ou sans la hiérarchie ecclésiale mais elle se fera.
Un socialisme chrétien, un néonationalisme ouvert sur le monde
À l’heure de la Révolution tranquille et du concile Vatican II, la CTCC cesse d’être un syndicat officiellement catholique, imitant en cela le mouvement coopératif qui avait lui aussi opté pour la déconfessionnalisation quelques années auparavant, dans le sillage du débat entre le chanoine Lionel Groulx et le dominicain Georges-Henri Lévesque, étant entendu que les luttes pour la solidarité et le bien commun ne sauraient être menées uniquement au bénéfice des seuls Canadiens français catholiques.
Un grand nombre de chrétiens de cette époque se réclament aussi du socialisme, n’y voyant aucune contradiction avec leur foi religieuse, comme ce sera d’ailleurs le cas des tenants de la théologie de la libération. Le syndicaliste Michel Chartrand joue ici un rôle de pionnier, ce dernier ayant été candidat de la Commonwealth Cooperative Federation (l’ancêtre du NPD) - parti cofondé par James S. Woodworth, pasteur de l'Église méthodiste et militant syndical s'étant illustré lors de la grève générale de Winnipeg de 1919- un moment fort de l'histoire du mouvemment ouvrier au Canada. Chartrand sera par la suite l'un des fondateurs du Parti socialiste du Québec. Luttes ouvrières, décolonisation et indépendantisme vont alors de pair dans les écrits de militants syndicaux et révolutionnaires comme Michel Chartrand, Pierre Vadeboncœur et Pierre Vallières, demeurés chrétiens[1] même au plus fort de la sécularisation de la société québécoise.
Socialistes, indépendantistes et anti-impérialistes, Chartrand, Vadeboncœur et Vallières sont demeurés critiques à l’égard des aspects les plus frileux du nationalisme québécois, au profit d’une solidarité ouvrière sans frontières. C’est dans ce contexte que Vallières se déclarera solidaire des luttes des Black Panthers[2] dans les années 1960 et des Bosniaques massacrés par les Serbes dans les années 1990 ; que Vadeboncœur a multiplié les réquisitoires anti-impérialistes (de la Ligne du risque en 1963 à la deuxième Guerre du Golfe, 40 ans plus tard) ; que Chartrand sera profondément engagé dans l’appui à la lutte palestinienne. C’est aussi dans ce contexte que la CSN créé au cours des années 1970 et 1980 des comités de solidarité avec les luttes des peuples palestinien, chilien, cubain, etc. Et que sera fondé le Comité international de solidarité ouvrière (CISO) dont Jean Ménard, prêtre des Missions étrangères et militant de gauche, sera l’un des plus zélés collaborateurs. Fondé dans le sillage du coup d’État du général Pinochet contre le gouvernement socialiste démocratiquement élu de Salvador Allende au Chili, le CISO incarne à sa manière l’internationalisme ouvrier dont les Chrétiens pour le socialisme et les Politisés chrétiens seront l’une des nombreuses incarnations.
Ce sont encore des chrétiens, blancs, des civilisés, qui continuent de massacrer les Palestiniens. Ce sont des gens qui proclament la démocratie chrétienne, qui massacrent les Chiliens. Ce sont encore chez nous des bourgeois capitalistes, blancs dits démocrates et chrétiens qui cherchent à voler et volent le peuple, et qui cherchent à l’oppresser (sic) quand il veut se soulever. Toute l'histoire du Canada, toute l'histoire de l’armée canadienne a été la répression des travailleurs quand ils voulaient travailler, quand ils voulaient manger. […] On veut se débarrasser des maîtres, des exploiteurs. C'est pour cela qu'il faut se sentir, les uns les autres, solidaires. [...] On va se battre comme des hommes pour des hommes contre les gouvernements réactionnaires qui sont des gouvernements de bandits.
- Michel Chartrand, « Discours lors de l'assemblée Québec-Chili », 16 ocotbre 1973 (Archives numériques du CDHAL)
En l’espace de quelques années, ce sont donc trois piliers du syndicalisme catholique – la confessionnalité, le nationalisme économique et l’antisocialisme – qui s’effondrent. À la faveur de la Révolution tranquille et de la sécularisation qui l’accompagne, les chrétiennes et chrétiens engagés sont nombreux à avoir répondu à l’injonction personnaliste invitant à agir en chrétiens dans des institutions qui ne le sont plus, ne peuvent plus l’être, par respect pour le pluralisme qui marque la société québécoise. En tâchant de faire en sorte que les institutions publiques et communes placent la dignité de la personne humaine et l’idéal de la justice sociale au cœur de leur action, en cohérence avec l’idéal personnaliste.
Les nouveaux terrains d’action du syndicalisme « chrétien »
Qui dit Révolution tranquille dit mise en place des polyvalentes, cégeps, universités, hôpitaux et de toute une pléthore d'organismes publics et parapublics censés incarner en paroles et en actes les idéaux de solidarité sociale. Le personnel des nouvelles agences et institutions étatiques – les CLSC, notamment – font alors l’objet d’une syndicalisation progressive. Refusant de faire un chèque en blanc à l’État technocratique (et bientôt néolibéral) qui se met en place à partir des années 1970 et qui montre rapidement son éloignement des idéaux personnalistes, les syndicats défendent à la fois les intérêts de leurs membres et ceux de la collectivité dans son ensemble, à la faveur des compressions budgétaires et mesures d’austérité qui mettront en péril la dignité humaine et le filet social mis en place au prix de luttes sociales acharnées. Les grèves du front commun de 1972 et de 1982 en sont de probants témoignages, tout comme la résistance à la réingénierie de l’État de Jean Charest et aux mesures d’austérité du gouvernement de Philippe Couillard.
C’est au sein de cette nouvelle fonction politique et parapublique que se recrutera une nouvelle génération de militants syndicaux, dont certains se réclament encore de l’héritage du christianisme social. Ainsi en est-il du travailleur social, organisateur communautaire au CLSC d’Hochelaga-Maisonneuve, syndicaliste et militant indépendantiste Gérald Larose. Ex-prêtre rédemptoriste et collaborateur assidu de la revue Vie ouvrière, il sera président de la Centrale des syndicats nationaux (l’héritière de la CTCC) de 1983 à 1999.
En marge du monde syndical, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à s'engager en solidarité avec les travailleuses et travailleurs, dans une optique d’empowerment. Des prêtres engagés comme Jean Ménard, Benoît Fortin, Pierre Viau, Raymond Lavoie, Guy Boulanger, Ugo Benfante et Guy Cousin s’engagent dans diverses luttes populaires et ouvrières. Le théologien et sociologue Jacques Grand’Maison le fait lui aussi à sa manière à Saint-Jérôme, par sa pastorale de proximité auprès des jeunes travailleurs, son soutien à l’usine autogérée de Tricofil et ses travaux sur la réinsertion au travail des chômeurs, entre autres.
Les syndicalistes et les socialistes chrétiens sont particulièrement actifs au sein de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et du MTC (Mouvement des travailleurs et travailleuses chrétiens). C’est à leur initiative que sera fondé le Centre de pastorale en milieu ouvrier (CPMO) et le Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO), avec l’appui de quelques prêtres capucins et oblats. Les oblats pubilent la revue Prêtres et laïcs de 1967 à 1973 – un publication où les analyses marxistes occupent une place de choix, tout comme d’ailleurs dans les pages de la revue jésuite Relations, alors en plein tournant marxiste. À une époque où les oblats et les jésuites subissent l’influence de la théologie de la libération et réfléchissent à la légitimité de la violence révolutionnaire. Les oblats appuient aussi l’éducation populaire par le biais du Centre St-Pierre (Montréal) et du Centre Durocher (Québec). Un collectif de chrétiennes et chrétiens engagés dans des luttes sociales, syndicales et socialistes fonde la revue Vie ouvrière, publiée de 1974 à 2004 sous diverses appellations[3].
Les passerelles sont d’ailleurs nombreuses entre ces réseaux, comme l’atteste la trajectoire de Joseph Giguère, tour à tour étudiant en théologie chez les oblats de l’Université St-Paul, syndicaliste à la CSN, coopérant étranger au Pérou, puis directeur du Centre St-Pierre.
Et aujourd’hui ?
Les liens entre les chrétiens sociaux et le monde syndical sont certes plus ténus aujourd’hui que ce qu’ils étaient dans les années 1970. Liens qui se maintiennent malgré tout bon an mal an, au sein de diverses coalitions. Les traditionnels messages du 1er mai du Conseil Église et société continuent d’ailleurs de faire écho aux mobilisations du mouvement ouvrier et des organismes de lutte à la pauvreté – pensons ici à la Campagne 5-10-15 appuyée par l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ) en 2019, à la demande des agentes et agents de pastorale sociale, solidaires de ces luttes.
C’est cependant auprès des travailleurs migrants agricoles que l’action des chrétiennes et chrétiens sociaux est la plus visible, ces dernières années. La prise de position de l’AECQ en faveur des droits des travailleurs agricoles saisonniers, de même que la fondation d’organismes comme Somos hermanos (diocèses de Valleyfield et de Saint-Jean-Longueuil), Raices y Esperanzas (diocèse de Chicoutimi) et le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ) sont quelques indices en ce sens. Tout comme les mobilisations du secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi pour la régularisation du statut des travailleuses et travailleurs migrants – en cohérence avec les engagements et intuitions prophétiques du cofondateur du CJF, le jésuite Julien Harvey.
Notes
1- La trajectoire intellectuelle et spirituelle des trois hommes est certes assez différente. Moine à l’abbaye trappiste d’Oka, typographe de métier, militant d’Action catholique puis syndicaliste, Chartrand s’est toujours revendiqué d’un christianisme aux accents prophétiques. "Quand, comme nous, on a Jésus Christ de notre bord, on n'a pas besoin de Karl Marx", disait-il. Élève des jésuites, collaborateur de revues chrétiennes progressistes comme Cité libre et Maintenant, militant syndical, puis essayiste, Vadeboncœur a produit un oeuvre portant l’empreinte d’un christianisme à la fois moderne et empreint d’inquiétude face au monde contemporain. Moderne à rebours, note son biographe Jonathan Livernois, l'auteur des Deux Royaumes a produit une oeuvre porteuse d’une éthique, d’une esthétique et d’une spiritualité travaillées de part en part par la transcendance. Novice chez les franciscains puis collaborateur de Cité libre, Vallières rompt avec le christianisme au moment de ses engagements révolutionnaires au sein du FLQ. Il revient toutefois à la foi chrétienne au début des années 1980, note son biographe Daniel Samson-Legault, Vallières fréquentant alors diverses communautés de base et collaborant avec L’Entraide missionnaire et la revue VO (Vie ouvrière).
2- À la lumière des débats récents sur les usages et mésusages du "mot en n" dans l'espace public, dont le titre de l'essai de Vallières, il convient de rappeler que s'il est vrai que Vallières, Gagnon et le FLQ ont en effet été proches des Black Panthers, et que des liens ont été noués entre militants noirs et militants indépendantistes, force est égalemment de reconaître que l'expérience historique des ouvriers canadiens-francais est sans commune mesure avec celle des desendants d'esclaves afro-américains ou antillais. Des militants noirs auraient d'ailleurs déconseillé à Vallières d'opter pour ce titre tendancieux, ce qu'il a lui-même reconnu dans la préface de l'édition de 1994 de son essai. Ce qui ne minimise en rien la dimension internationaliste, antiraciste et anti-impérialiste de ses engagements.
3- La revue Vie ouvrière est rebaptisée VO en 1990, puis Recto verso en 1997.
Pour aller plus loin
Gregory Baum, « Catholicisme, sécularisation et gauchisme au Québec » dans Brigitte Caulier, (dir.), Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, Québec, Presse de l’Université Laval, 1996, p. 105-120.
Gregory Baum, Catholics and Canadian Socialism. Political Thought in the Thirties and Forties, Toronto, James Lorimer, 1980, 240 p.
Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L'Action catholique avant la Révolution tranquille, Montréal, Éditions du Boréal, 2003, 294 p.
Suzanne Clavette, Les dessous d’Asbestos. Une lutte idéologique contre la participation des travailleurs, Québec, Presse de l’Université Laval, 2005, 592 p.
Suzanne Clavette, (dir.), L'Affaire Silicose, par deux fondateurs de Relations, Québec, Presse de l’Université Laval, 2006, 462 p.
Jean-Pierre Collin, La Ligue ouvrière catholique canadienne, 1938-1954, Montréal, Éditions du Boréal, 1996, 294 p.
Thomas Collombat et Sophie Potvin, (dir.), Cent ans de luttes. Faits saillants d’une histoire d’actions militantes et de combats solidaires du Conseil central du Montréal métropolitain-CSN, Montréal, M éditeur, 2020, 224 p.
Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Éditions du Cerf, 1986, 272 p.
Lucie Piché, Femmes et changement social au Québec. L’apport de la Jeunesse ouvrière catholique féminine, 1931-1966, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, 372 p.
Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977. 291 p.
Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois : Deux siècles d'histoire, Montréal, Éditions du Boréal, 2004, 335 p.