Ugo Benfante
Ugo Benfante à Pointe-Saint-Charles dans les années 1960. Crédit: K-Films Amérique
Frédéric Barriault
Centre justice et foi
Ugo Benfante (1935-2021)
Figure marquante de l'histoire du christianisme social au Québec, Ugo Benfante est né en Belgique en 1935. Il est le fils d’un père italien et d’une mère belge qui émigrent au Canada peu après la Deuxième Guerre mondiale alors qu’il est âgé de 11 ans. Ce face-à-face avec la guerre, la misère et l’exil aura été une expérience fondatrice pour le jeune garçon qu’il était: il y a «appris, dit-il, à vivre avec pas grand-chose […] à ne pas gaspiller, à adopter une façon de vivre hors consommation, à aller à l'essentiel». Il y a aussi appris l’importance de la solidarité et de l’entraide qui seront le cœur de son existence, disait-il en 2004 à la journaliste Martine Letarte.
Il discerne très tôt sa vocation presbytérale. «J’ai toujours voulu être prêtre, dit-il, mais je ne voulais pas être prêtre n'importe comment. Je voulais être près du monde, des plus dépourvus», ajoute-t-il. Il se joint à la communauté des Fils de la Charité, fondée en France en 1918, présente au Québec depuis les années 1950 et qui fait de la solidarité active avec les ouvriers et les milieux populaires le cœur de sa présence au monde. Il se rend donc à Paris au noviciat des Fils de la Charité, puis est ordonné prêtre en 1961 à la paroisse Notre-Dame-du-Sacré-Cœur de Brossard.
L'église Saint-Thomas de Villeneuve à Saint-Hubert, sur la rive-sud de Montréal, en 1951. C'est là que les Fils de la Charité s'installent dans les années 1950. À gauche, le père Georges Briand (1912-1967) et à droite le père Michel Goison (1907-1978).
Les Fils de la Charité, des pasteurs engagés sur la rive-sud de Montréal
C’est après la Deuxième Guerre mondiale que les Fils de la Charité arrivent au Québec, par le biais du père Georges Briand (1912-1967). Natif de Saint-Pierre-et-Miquelon, il se joint aux Fils de la Charité dans les années 1930, marquées par la Crise économique et la déchristianisation de la classe ouvrière. Ordonné prêtre en 1943, il exerce d’abord son ministère à Clichy-sous-Bois, un faubourg ouvrier et une “banlieue rouge” de l’agglomération parisienne, conformément au charisme de la communauté religieuse fondée Jean-Émile Anizan. Non sans avoir les yeux rivés sur le Canada, où il a complété son cours classique et où il a déjà enseigné.
Dans les années 1950, la communauté s’installe dans le diocèse de Saint-Jean-Longueuil, dont les premiers évêques prennent très au sérieux les luttes ouvrières, en amont comme en aval du Concile Vatican II. Établis dans la paroisse ouvrière de Saint-Thomas-de-Villeneuve dans cette ville-champignon qu’est Saint-Hubert alors en plein processus d’urbanisation et d’industrialisation autour de l’industrie aéronautique, les Fils exercent aussi leur ministère presbytéral dans diverses paroisses voisines (Notre-Dame-du-Sacré-Cœur et Notre-Dame-de-Bonsecours à Brossard) alors sises dans un no mans land suburbain où les conditions de vie des familles ouvrières sont difficiles, tout comme dans le bidonville voisin de Ville Jacques-Cartier dont Pierre Vallières a jadis décrit la misère. Le ministère des Fils repose à la fois sur la pastorale sacramentelle, la charité chrétienne, mais aussi et surtout l’action sociale, en cohérence avec le charisme de leur institut religieux, proche de l’Action catholique ouvrière. Ils contribuent en effet à la mise en place des branches masculines et féminines de la Jeunesse ouvrière chrétienne dans l’ensemble des paroisses placées sous leur responsabilité et dont les rencontres sont «suivies régulièrement». Proche du monde syndical et ouvrier, le père Georges Briand prend part à un panel organisé par la Fédération des travailleurs du Québec en 1965 sur la collaboration entre les Églises et le mouvement ouvrier.
Peu avant sa mort prématurée à l’âge de 55 ans, il jette les bases de ce qui sera le projet pastoral des Fils de la Charité. Dans l’homélie de l’ultime célébration eucharistique qu’il préside avant sa mort en juillet 1967, il déplore la passivité, le défaitisme et le conformisme qu’il observe dans les milieux populaires – un blâme, dit-il, qui doit «être partagé par d’autres milieux». Plaidant en faveur de l’engagement social de toutes et de tous, le supérieur canadien des Fils de la Charité milite en faveur d’une démocratisation des lieux de pouvoir, des espaces décisionnels et des leviers de promotion collective où se façonnent l’avenir de la collectivité. Par, pour et avec les milieux concernés, en guise d’empowerment populaire et de résistance aux pouvoirs bureaucratiques, autoritaires et lointains qui scellent trop souvent leur destin. Pour cela, dit-il, il faut rompre avec la vision élitaire de l’action sociale et créer les conditions pour accroître la «participation des masses» à la transformation du milieu, dans une optique de justice sociale. Mobiliser «le plus grand nombre possible de personnes dans l’action [communautaire], dit-il, c’est les faire participer, les faire grandir, c’est les aimer vraiment». C’est aussi, ajoute-t-il, «rendre [ce] mouvement terriblement efficace...».
Ce qui suppose de créer ou de s’approprier les espaces rendant possible cette prise en charge du milieu par lui-même. Et d’y déployer une pédagogie- celle du Voir-Juger-Agir ou celle des opprimés - la soutenant. Hasard ou providence, dans l’édition de juillet 1967 de la revue dominicaine Maintenant où cette homélie est reproduite, le théologien Jacques Grand’Maison consacre tout un article à l’animation sociale, le maître-mot de toute une génération d’intervenants sociaux ou pastoraux ayant œuvré en milieu populaire dans les années 1970 et 1980. Et qui est alors une nouveauté.
Les Fils de la Charité à Pointe-Saint-Charles dans les années 1960. Crédit: K-Films Amérique
De la Rive-Sud à Pointe-Saint-Charles
C’est dans ce terreau humain et paroissial qu’Ugo Benfante débute son ministère presbytéral, peu après son ordination en 1961, rejoignant le père Briand et ses confrères dans l’animation spirituelle de ces paroisses ouvrières de la rive-sud. Et aussi celle de Saint-Jean-L'Évangéliste à Pointe-Saint-Charles où les Fils de la Charité s’installent à demeure à partir de 1955. C’est là que les rejoignent leurs jeunes confrères Guy Cousin, Claude Julien, David Gourd et Frédy Kunz.
Ugo Benfante y noue des liens durables avec les mouvements d’Action catholique ouvrière, solidement implantés dans les paroisses montérégiennes animées par les Fils de la Charité, de même que dans celle de Saint-Jean-L’Évangéliste de Pointe-Saint-Charles. Aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne et du Mouvement des travailleurs chrétiens dès cette époque, il cosigne deux ans plus tard un ouvrage de spiritualité à l’intention des laïcs engagés dans l’action sociale. L’action pastorale des Fils porte d’ailleurs l’empreinte de l’ecclésiologie du peuple de Dieu: promoteurs de l’égalité des baptisés et de la coresponsabilité dans l’accomplissement de la mission d’évangélisation, ils donnent une place de choix aux laïcs dans la vie de la paroisse, tout comme des organismes communautaires qui se mettent en place dans le quartier.
Premier prêtre-ouvrier de l’histoire du Québec
Le pape Paul VI ayant levé les sanctions contre les prêtres-ouvriers en 1965, les Fils de la Charité prennent la décision d’en faire le cœur de leur action pastorale dans Pointe-Saint-Charles. Non sans déployer une pastorale ouvrière audacieuse et novatrice à bien des égards. D’abord en termes d’effectifs : contrairement aux prêtres s’étant établis – souvent seuls – en milieu ouvrier, les Fils le font en tant que communauté et aussi en tant qu’équipe pastorale. Contrairement à certains de leurs confrères, les Fils prennent aussi la décision de se départir de leur presbytère pour aller s’établir au cœur de la vie ouvrière, d’abord dans un appartement situé au-dessus d’une taverne, ensuite en plein cœur du pâté de maisons le plus démuni de Pointe-Saint-Charles, sur la rue de Sébastopol.
Enfin, ils font du travail en usine en tant que prêtres-ouvriers l’une des dimensions essentielles de leur action pastorale, ce qui ne fut pas toujours le cas des pasteurs installés dans les quartiers ouvriers. Non seulement les Fils travaillent-ils en usine, mais ils s’engagent aussi dans les luttes syndicales, dont ils prennent parfois la direction, après y avoir élus par de fortes majorités par leurs camarades de travail. C’est ainsi d’Ugo Benfante, premier prêtre ouvrier de l’histoire du Québec, se faire embaucher comme préposé à l’entretien des wagons dans la cour du triage du Canadien National, puis à l’usine de la Northern Electric de Lachine et enfin comme manœuvre à l’usine de matelas Simmons de Saint-Henri. De là, il est éventuellement élu à la présidence du local 402 de l’Union internationale des rembourreurs, affilié à la FTQ. «Ce sont sans doute les plus belles années de mon ministère», confiait-il à Manon Cousin dans le documentaire Les Fils, quelques mois avant son décès.
Le documentaire Les Fils de Manon Cousin. Crédit: K-Films Amérique
L’influence de la théologie de la libération
L’arrivée des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles coïncide avec l’essor de la théologie de la libération en Amérique latine, de même qu’avec l’internationalisation et la radicalisation des luttes ouvrières, à l’heure des grandes grèves et du marxisme-léninisme. Les Fils sont partie prenante de ce désir de transformation radicale des structures sociales aliénantes qui maintiennent les ouvriers dans la pauvreté et l’indignité. Refusant de se cantonner à une vision purement spirituelle de la foi chrétienne et du sacerdoce, ils s’engagent ouvertement dans les luttes politiques locales et à la recherche d’alternatives au capitalisme. Comme d’ailleurs bon nombre de leurs confrères prêtres.
Profondément engagés dans la pastorale ouvrière et l’engagement pour la justice sociale, les Fils de la Charité sont de purs produits des utopies qui animent l’Église issue du Concile Vatican II, laquelle se déclare «experte en humanité» (Populorum progressio, 1967, no 13), se dit attentive «aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et qui fait du «combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde» une «dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive». (Justitia in mundo, 1971, no 7).
Les homélies et réflexions spirituelles des Fils sont au diapason de cette option préférentielle pour les pauvres. C’est en tout cas ce qui se dégage des carnets spirituels de Guy Cousin qui rythment le documentaire sur les Fils de la Charité. Réflexions pleines de sainte colère et de radicalité évangélique, où affleure un Christ travailleur, serviteur et humble. Parlant des agences de placement, Guy Cousin emploie des termes qui évoquent Mammon et la prostituée de Babylone : «bordel des agences» et «proxénètes de la main d’œuvre».
Solidaire des luttes populaires
Les Fils contribuent, avec d’autres, à la création de comités de locataires dans Pointe-Saint-Charles. Au début des années 1960, un grand nombre d’ouvriers vivent dans des immeubles délabrés, sans solage, bâtis sur la terre battue, le long des voies ferrées et empestés par la fumée pestilentielle des usines du quartier. Un grand nombre de ces bâtiments appartiennent à de richissimes propriétaires fonciers qui possèdent jusqu’à 40 et 50 immeubles à logement, aux loyers parfois exorbitants. Souvent analphabètes et en position de faiblesse face à ces puissants landlords, les habitants de la Pointe n’arrivent pas toujours à tenir tête aux propriétaires.
Cette logique de concertation et d’empowerment populaire amène les Fils à soutenir les luttes des résidents du quartier qui se dotent d’espaces de délibération et de concertation, et de leviers de développement collectif, de la création de la Clinique communautaire, à la Pharmacie communautaire, au Carrefour d’éducation populaire, à la Clinique juridique communautaire, dont ils ont été éminemment solidaires: c’est dans leur ancien presbytère que s’installera d’abord la clinique, et c’est par l’intermédiaire des Fils que le carrefour a pu s’installer dans un bâtiment appartenant de la Commission des écoles catholiques de Montréal. Tant à la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste que dans ces divers organismes communautaires, on observe une même pédagogie, une même vision du monde: démocratiser les savoirs et le pouvoir, donner la première place aux laïques, aux pauvres et aux exclus; accroître leur participation et leur intégration aux instances décisionnelles des organismes communautaires, s’attaquer collectivement aux structures d’oppression qui les maintiennent dans la sujétion et l’aliénation.
Dans son documentaire sur les Fils, Manon Cousin donne la parole à Thérèse Dionne, une native de Pointe-Saint-Charles qui devient tour-à-tour administratrice de la Clinique communautaire, puis travailleuse communautaire, à son plus grand étonnement, complexée qu’elle était de son se faible niveau de scolarité. Or, tout cela est à l’image des intuitions prophétiques et révolutionnaires qui animent les Fils et les organismes communautaires de la Pointe.
Un pas de plus est franchi lorsque les Fils soutiennent une démarche citoyenne visant à faire élire des travailleurs et des chômeurs au Conseil d’administration de la caisse populaire de Pointe-Saint-Charles, accusée d’être au service de l’élite sociale du quartier. Ce qui suscite des remous jusqu’à l’archevêché de Montréal qui profite d’une réorganisation des unités pastorales du diocèse pour évincer les turbulents Fils de la Charité de leur fief paroissial de Saint-Jean-L'Évangéliste, après que ceux-ci aient menacé de démissionner en bloc si l'archevêque ne leur donnait pas les coudées franches dans le déploiement de leur projet pastoral novateur. Refusant de se plier à cet ultimatum, Mgr Grégoire accepte la démission des Fils comme pasteurs de la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste. Des années plus tard, les Fils reconnaissent avec le recul qu'il s'agissait là d'une erreur stratégique de leur part.
C'est la fin d’une époque et d’une aventure pastorale prophétique: les Fils sont dispersés dans diverses paroisses de la Métropole, brisant la puissante dynamique spirituelle et communautaire qu’ils avaient contribué à faire émerger, avec d’autres et pour les autres. Toute une génération de militantes et militants, dont bon nombre de camarades des Fils, prennent le relais des luttes dont les «curés rouges» de la Pointe ont été solidaires et partie prenante.
Entre 1972 et 1975, des militants de la Centrale l’enseignement du Québec publient coup sur coup trois manifestes au service de cette idée: L'École au service de la classe dominante, puis École et lutte des classes, enfin, un Manuel du 1er Mai. Crédit: Anik Meunier - Alliance des professeurs de Montréal
L’École au service de la classe ouvrière
Chassé de Pointe-Saint-Charles, Ugo Benfante poursuit malgré tout son engagement comme prêtre-ouvrier et syndicaliste à l'usine de Simmons de Saint-Henri, où il prend part aux grèves de 1976 et 1978 en tant que président de l’Union internationale des rembourreurs. Dans le contexte qu’est celui de la création du Réseau des Politisés chrétiens dont il est solidaire, apparu dans le sillage de l'élection du socialiste Salvador Allende à la présidence du Chili et de la radicalisation des luttes ouvrières.
C’est dans cette période d’effervescence qu’émerge une réflexion citoyenne sur le système d’éducation québécois, que les militants syndicaux et socialistes jugent être au service de la bourgeoisie et des classes dominantes. Déjà proches des organismes d’éducation populaire, les Fils prennent part aux mobilisations en faveur d’une école au service de la classe ouvrière. Entre 1972 et 1975, des militants de la Centrale l’enseignement du Québec (CEQ, l’ancêtre de la CSQ) publient coup sur coup trois manifestes au service de cette idée: d’abord L'École au service de la classe dominante en 1972, puis École et lutte des classes en 1974 et, enfin, un Manuel du 1er Mai l’année suivante.
Appuyés par certains évêques et accueilli froidement par d'autres prélats, qui reprochent l’appel à la lutte des classes qui traverse ce manifeste, le Manuel du 1er mai suscite l’enthousiasme des chrétiens de gauche en général, et des Fils de la Charité en particulier. Déjà en 1973, la revue Prêtre et laïcs avait consacré tout un dossier proposant de «Rendre l’École au monde ouvrier» et dans lequel trois confrères et camarades des Fils (David Gourd, Lorenzo Lortie, Claude Lefebvre, Serge Wagner) signent des textes remarqués. Dans Le Devoir du 21 mai 1975, Ugo Benfante prend vigoureusement la défense du Manuel du 1er Mai, tout comme bon nombre de ses confrères. L'édition de juin 1975 de la revue Relations n’est pas en reste, l’équipe de rédaction appuyant le document, tout en publiant en ses pages un article de Suzanne Loiselle plaidant en faveur d’une catéchèse de la conscientisation auprès des élèves des milieux populaires.
Exode, exil et renaissance dans Villeray
La ferveur révolutionnaire qui souffle sur la société et l’Église québécoises commence toutefois à s’étioler au cours de la décennie 1980, entre échec référendaire, virage néolibéral du Parti Québécois, élection du pape Jean-Paul II, mise au pas de la théologie de la libération et assaut frontal contre l'Église populaire et solidaire qui s'était développée en réponse aux interpellations audacieuses du Concile Vatican II. C’est dans contexte de morosité qu’Ugo Benfante quitte le Québec pour Issy-les-Moulineaux en banlieue parisienne, après avoir été élu vicaire général de sa communauté religieuse, l'Institut des Fils de la Charité. Des années qu’il vit comme un exil, note Jacques Bordeleau, qui l’a côtoyé dans les années 1990 et 2000.
Son mandat complété, il rentre à Montréal en 1989 et s’installe dans le quartier Villeray. Ce faubourg ouvrier du nord de la Métropole est alors en pleine mutation, en contexte de récession économique, de fermeture de nombreuses usines dans le secteur, de travailleuses et travailleurs déclassés, de chômage endémique et de paupérisation de la population.
La Presse du 9 mai 1991
Tout en exerçant son ministère presbytéral à la paroisse Notre-Dame du Rosaire en compagnie de prêtres engagés socialement comme Jacques Leclerc, il renoue avec les luttes populaires et tâche d’apporter sa modeste contribution aux organismes communautaires du quartier, eux-mêmes en pleine transformation afin de faire face aux mutations socio-économiques de Villeray. Aux organismes déjà en place - le CLSC et l’ACEF du Nord de Montréal, par exemple - s’en ajoutent de nouveaux afin de mieux répondre aux besoins des personnes appauvries et même affamées du quartier. C’est dans ce contexte que sera fondé en 1983 le Conseil communautaire Solidarités Villeray, de même que la Maison de Quartier six ans plus tard, le BRAS (Bureau des ressources des assistés sociaux) en 1995, le Comptoir alimentaire, la Table de concertation en sécurité alimentaire de Villeray quelques années plus tard et tout un chapelet d’organismes tâchant de répondre aux besoins de la collectivité. Et aussi de lutter collectivement afin de défendre les droits sociaux mis à mal par les compressions budgétaires et les politiques sociales répressives et la «chasse aux pauvres» des années 1980, 1990 et 2000: à commencer par les boubous-macoutes.
Arrivé dans le quartier dans ce contexte de précarité et d’effervescence des forces vives du mouvement communautaire de Villeray, Ugo Benfante s’engage auprès de ces divers organismes, dans une optique de concertation et de solidarité entre milieux pastoraux et sociocommunautaires. Son premier lieu d’engagement est le Comptoir alimentaire de la paroisse Notre-Dame-du-Rosaire auquel il adjoindra un magasin partage. Il s'engage aussi durablement auprès du Bureau des ressources des assistés sociaux, dont il est d'ailleurs le cofondateur. Alors jeune étudiant en travail social et chrétien engagé dans Villeray, Jacques Bordeleau se souvient de sa rencontre avec Ugo à cette époque et de ses échanges avec lui. Ce dernier relatait avoir vécu une espèce de renaissance dans Villeray, renouant avec ses premiers amours et avec une énergie toute juvénile pour l’action collective, ancrée dans la justice sociale et l’option préférentielle pour les pauvres. Toujours avec humilité et discrétion, en tâchant de se greffer aux organismes en place, dans une optique de fraternité et de concertation.
Il contribue, avec d’autres, à «l’occupation» pacifique du 660 Jarry Est avec des camarades du communautaire à la recherche d’un espace collectif pour mieux se concerter et donner un lieu de rassemblement à la collectivité. Le bâtiment sera finalement cédé par la Ville de Montréal aux groupes communautaires où logent encore à ce jour divers organismes, de même que la Maison de Quartier. Ce qui n’est pas sans rappeler le rôle joué par les Fils de la Charité dans la création du Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles, point de ralliement des forces progressistes du quartier.
En marge de ces engagements, il est plébiscité par ses camarades du mouvement communautaire pour siéger au conseil d’administration du CLSC de Villeray, afin de faire entendre la voix des exclus et les préoccupations des milieux populaires du quartier face à la technocratisation et la centralisation à outrance de ces organismes, à la faveur des réformes néolibérales du réseau de la santé et des services sociaux. Ce qui n’est pas sans rappeler l’approche qui a toujours animé la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles, dont il a été un proche collaborateur, jadis. Il siège également au conseil d’administration du Patro Le Prévost, l'organisme de loisirs communautaires du quartier, tout en poursuivant son ministère presbytéral à Notre-Dame-du-Rosaire, auprès de la communauté latino-américaine et aussi du Mouvement des travailleurs chrétiens, son point d’ancrage depuis les années 1960.
Parti à la «retraite » au début des années 2000, Ugo Benfante poursuit ses engagements avec ferveur et énergie jusqu’à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, alors «rattrapé» par son âge et cette vie donnée au service de ses frères et sœurs en humanité dont il a été solidaire jusqu’à son dernier souffle, s’attirant un concert d’éloges et d’hommages avant comme après son décès.
Conclusion
Dans son analyse des mutations de l’Église catholique québécoise après le Concile Vatican II, le théologien Gilles Routhier dégage trois tendances au sein du catholicisme de la Belle Province. L’une d’elles a accueilli avec enthousiasme la Révolution tranquille et ses réformes, vues comme l’aboutissement des idéaux de justice sociale et de dignité de la personne humaine promus par le personnalisme chrétien et le Concile. Une autre tendance, plus conservatrice celle-là, s’est réfugiée dans un populisme ritualiste, ne se reconnaissant guère ni dans l’Église des militants d’Action catholique, ni dans le Québec sécularisé de l’après-Révolution tranquille. Une troisième tendance, critique des deux tendances précédentes, a fait de l’investissement sociopolitique le cœur de sa présence chrétienne au monde.
Ugo Benfante et ses confrères appartiennent volontiers à cette troisième tendance. Les Fils sont éminemment critiques de l’État technocratique, centralisateur et de plus en plus néolibéral issu de la Révolution tranquille, lequel s’en remet à ses «experts» et leurs grands chantiers d’aménagement. Et qui regardent avec mépris les exclus, les sans-voix et les déclassés du capitalisme, vus comme des retardataires. Qu’il s’agisse des ouvriers des quartiers en déliquescence, ou des habitants de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dont les villages ont été fermés par l’État. Tous comme leurs confrères ayant orchestré les Opérations Dignité dans l’est du Québec, les Fils prennent fait et cause pour la dignité bafouée de ces classes populaires et les milieux de vie où plongent leurs racines. Ardents défenseurs du principe de subsidiarité promu par l’enseignement social de l’Église — et corollairement du Small is Beautiful d’Ernst Schumacher — les Fils ne perdent pas de vue la dimension d’abord communautaire de l’utopie personnaliste de Mounier.
Le premier point d’ancrage d'Ugo Benfante et des Fils de la Charité, le lieu où se nouent leurs premières solidarités, c’est auprès de la collectivité locale avec laquelle ils font corps, société, ekklesia, Église. Avec un souci particulier pour les exclus, les crucifiés et les damnés de la terre, au nom de l’option préférentielle pour les pauvres et de la libération des captifs des structures de péché et d’oppression. C’est à ces hommes, ces femmes et ces enfants; à leurs familles et collectivités que vont leurs premières solidarités. S’il le faut en se dressant contre les pouvoirs autoritaires - étatiques, économiques ou ecclésiaux - qui méprisent, aliènent, étouffent ces petites gens avec lesquels ils font communauté. Et dont ils épousent radicalement la condition et les revendications.
Mus par une espèce d’anarchisme chrétien dont Emmanuel Mounier, Dorothy Day et Daniel Berrigan tracent alors les contours, Ugo et ses confrères sont autant critiques de l’État qu’ils le sont de leur propre Église dans leur incapacité à libérer les captifs et à promouvoir la dignité de la personne humaine. Il n’est donc guère surprenant de trouver les Fils dans les divers lieux où se sont déployés cette critique radicalement évangélique des structures de péché qui aliènent et dévisagent la personne humaine, de l’expérience de Pointe-Saint-Charles, aux engagements syndicaux et sociocommunautaires, au Centre de pastorale en milieu ouvrier, aux Forums André-Naud dont Claude Lefebvre a été, avec d’autres, la cheville ouvrière.
Fidèles en cela au charisme de leur communauté et de leur fondateur Jean-Emile Anizan qui malgré les sanctions et censures dont il a été l’objet de la part des autorités romaines et ecclésiales n’a jamais fléchi dans son désir d’être «fidèle à sa passion d’aimer les gens du peuple» et de s’engager à leur côté afin d’incarner en paroles et en actes les interpellations radicales de l’évangile.
Pour aller plus loin
Oscar Cole Arnal, "The Presence of Priests and Religious Among the Workers of Post-Quiet Revolution Montreal", Historical Papers, Canadian Society of Church History, 1995, p.149-161
_________________, "Radical Catholic Women in Modern Quebec: The Example of the Worker-Nuns", Consensus, vol. 20, no 2, 1994, p.57-79.
Gregory Baum, « Catholicisme, sécularisation et gauchisme au Québec » dans Brigitte Caulier, (dir.), Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, Québec, Presse de l’Université Laval, 1996, p. 105-120.
Guillaume Cuchet, "Nouvelles perspectives historiographiques sur les prêtres-ouvriers (1943-1954)", Vingtième siècle, no 87, mars 2005, p.177-187
François Gloutnay, "Décès du premier prêtre-ouvrier du Québec", Présence Information religieuse, 2 février 2021
Martine Letarte, "Un prêtre parmi le vrai monde", Arrondissement, 21 juin 2004