La nuit de feu
Nous sommes à la librairie Paulines en ce vendredi soir 20 novembre.
Nous sommes à la librairie Paulines en ce vendredi soir 20 novembre. La salle de conférence est comble. Est-ce le titre de son dernier livre ou bien la notoriété de l’auteur, Éric-Emmanuel Schmitt, qui attirent tant d’assoiffés? Sont-ils à la recherche de leur propre nuit de feu?... Ce philosophe et écrivain français est reconnu pour la qualité exceptionnelle de son écriture – romans, essais et pièces de théâtre – et la profondeur de son propos. L’homme de 55 ans est chaleureux, lumineux, très présent. L’entrevue sera menée par Pierre Maisonneuve.
Né dans une famille athée, il est devenu un brillant philosophe de l’absurde, remettant en question les scientifiques – cette science qui veut tout comprendre et tout expliquer – comme les croyants qui voient Dieu partout. Pour lui, « celui qui affirme “savoir” que Dieu existe est un idiot, comme d’ailleurs celui qui affirme savoir qu’il n’existe pas ». Mais « l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence », dit-il… Toujours est-il que malgré les reconnaissances officielles et les succès de librairie – il a été reçu à 17 ans par le président Giscard d’Estain à l’Élisée comme gagnant d’un concours national d’écriture –, il se disait en lui-même : « Y a rien là. Tout ça, c’est vide. »
Un jour, Gérard, un ami producteur, lui demande d’élaborer un scénario pour un film sur Charles de Foucauld, ce drôle de missionnaire qui ne voulait qu’être un témoin de l’Amour. Il y travailla 5 mois. En février 1989, les deux hommes partent en voyage dans les montagnes du Hoggar, pays de Charles, pour s’imprégner du lieu. Lui qui ne savait pas prier apportera tout de même la « brûlante prière » de Charles de Foucauld Mon Dieu, je m’abandonne à toi. « Je ne comprenais rien à cette prière », avoue-t-il. La descente dans le désert au mois de février sera un choc: pas d’eau, pas de feu, aucune commodité, soleil de plomb, chaleur et froid intenses alternant, immensité qui cache serpents et scorpions…
L’auteur-explorateur avoue qu’il ne savait pas s’il tiendrait le coup physiquement. Qui plus est, « dans le désert, on ne peut éviter les questions métaphysiques », pense-t-il. La petite caravane d’une douzaine de personnes se lança donc à l’assaut du Hoggar, « pays de la soif et de la peur », pour une expédition de 10 jours. Quelqu’un dit alors : « On ne sort jamais indemne du désert »… Après quelques jours de marche, ils arrivèrent au pied d’une montagne, le mont Tahat, le plus haut sommet du Hoggar, culminant à 3 000 mètres, pour bivouaquer. Ils devaient en faire l’escalade le lendemain, mais seulement 6 marcheurs s’y risquèrent.
Il se souvient : « Au sommet, l’émotion fut vive. On était émerveillés. Puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai décidé de redescendre seul… Des heures sans vérifier si les autres me suivaient pour finalement réaliser que j’étais perdu dans le désert… Peu habillé, avec juste une petite gourde, je me suis dis : “On met 3 jours pour mourir de soif.” J’avais peur de passer une nuit atroce, mais ce fut tout le contraire.
« Je me suis enfoui dans le sable, mais le froid me mordait. C’est alors que mon corps se dédouble, s’échappe de celui qui a mal, du froid et de la pesanteur, appelé par une force, une lumière, vers l’harmonie, la paix. Cette force m’absorbe. Quand je reviens dans mon corps, il y a une force nouvelle, une lumière en moi : la foi. Tout a changé. Au réveil, je réalise que je suis descendu du mauvais côté de la montagne. Qu’est-ce qui m’a poussé de ce côté? La grâce? Je dois remonter pour retrouver le camp de l’autre côté. Les autres ont vécu une nuit d’angoisse. Le guide, seul, avait compris. Je me suis mis à côté de lui pour la prière... La prière m’a lavé, dépouillé. La prière m’a appris la prière. Tout a changé pour moi, ma vie, l’écriture. Au désert, j’ai accédé à plus grand que moi. Le désert m’a harmonisé : cœur, tête, intellect fonctionnent ensemble. Faut-il se perdre et être trouvé pour se trouver?
« Plus tard, le doute est monté. Était-ce du délire? Un phénomène physiologique dû au froid, à la soif et à l’épuisement? Il doit bien y avoir une explication psychanalytique… Pourquoi j’ai tant voulu nier? Par paresse, conformisme, pour avoir la paix dans mon milieu? Car en France, si on tolère la religion, on méprise les croyants, ces obscurantistes d’un autre âge. Être moderne, c’est être athée…
« Alors, je me suis tourné vers les spiritualités orientales. Puis, une nuit, je prends et lis les quatre évangiles et là, je fais une nouvelle rencontre, différente de la première, je rencontre l’Amour, et ça me bouleverse, ça me transperce. J’ai mis du temps à comprendre que je suis né deux fois, en 1989 dans le désert et quelques années plus tard à Lyon, lorsque j’ai lu les évangiles. La révélation, la foi, c’est une révolution. J’essaie d’en être témoin avec les mots justes. Si j’ai attendu 25 ans pour faire ce “coming out”, c’est à cause de l’atmosphère actuelle du monde avec son vacarme, ses sarcasmes et ses massacres au nom de Dieu. C’est intolérable, et je voulais m’en dissocier, car la foi vient du silence intérieur et pousse vers l’autre dans le respect et l’harmonie.
« L’objection principale contre la foi demeure le mystère du mal. Mais je dis désormais que tout est justifié et a un sens. Si je ne comprends pas, c’est à cause de mes limites. Humilité de la foi qui devrait aussi habiter la science. Il y a une promesse de sens dans le mystère. Et cette lumière jaillit en chacun. »
Alors, moi, Gérard Laverdure, à la suite de cet entretien, je me suis mis à la recherche de mes nuits de feu… et j’en ai trouvées. Et vous, sur vos sentiers de vie?
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Extrait de La nuit de feu : « Joie. Flamme. La force fonce. Je me laisse prendre. Elle me pénètre le corps, l’esprit. Me voici irradié. J’épouse la lumière… J’abandonne tout, le désert, le monde, mon corps, moi. Je ne formerai bientôt plus qu’un avec la force… Éblouissant. Je sens tout. D’un coup j’appréhende la totalité… J’embrasse… J’embrasse… Flamme. Je suis flamme… Incendié, je m’approche d’une présence. » (Éric-Emmanuel Schmitt, La nuit de feu, Paris, Albin Michel, p. 134-135)