Le Dieu des visions intérieures
Étrange histoire que celle de cette femme esclave et étrangère, Agar, et de son fils Ismaël, dont Dieu entend les pleurs et voit la détresse.
Étrange histoire que celle de cette femme esclave et étrangère, Agar, et de son fils Ismaël, dont Dieu entend les pleurs et voit la détresse. Étrange histoire en effet, car comme le rappelle Patrice Perreault, bibliste, en commentant cet épisode : « Pour lui reconnaître une certaine dignité, Dieu fait à Agar, une femme, la même promesse qu’à Abraham : celle d’une descendance nombreuse. Dieu transgresse ainsi les lois sexistes infériorisant les femmes, les invalidant implicitement... Dieu jette ainsi les assises d’une société égalitaire1. » Dans un univers social et religieux patriarcal, cette position constitue une audace divine révolutionnaire qui rejoint la profession de foi de la Samaritaine, mise sous le boisseau au profit de celle de Pierre. Cette vieille histoire du temps d’Abraham rejaillit aujourd’hui dans le cœur d’une femme-pasteure, Céline Ménard, qui entend les pleurs et voit les angoisses des démunis et des exclus d’aujourd’hui. Son désir profond est de tendre la main à ces personnes « perdues dans le désert » et de marcher avec elles dans cette « caravane de la vie » pour qu’elles trouvent la Source en elles.
N’est-ce pas ainsi que le « Dieu qui entend » procède au recrutement de ses messagers et messagères tout au long de l’histoire? Lorsque Moïse se rend au mont Sinaï et y fait la rencontre presque de face du Dieu de ses pères dans le buisson ardent, ce dernier lui fait part de ce qu’il a vu et entendu : la misère de son peuple et ses cris. Il confirme ainsi que s’enracine dans le cœur de Dieu ce que Moïse avait vu et entendu sur la terre d’esclavage en Égypte. Puis, il l’envoie s’occuper de la libération de son peuple. L’appel intérieur correspond à ce qui a bousculé et atteint l’appelé au cœur en lien avec la dure réalité extérieure. Il en va ainsi pour les prophétesses et prophètes plus connus de la Bible, brûlés au cœur par la braise divine qui ne s’éteint jamais : Sarah, « celle qui voit » (Gn 11, 29), Myriam, « celle qui danse », sœur de Moïse (Ex 15, 20), Esther, « celle qui convainc », Houlda, « celle qui apaise » (2 R 22, 14), Déborah, « celle qui illumine » ou « parole créatrice de Dieu » – elle était aussi juge, chef des armées et poétesse (Jg 4 et 5)2. Et bien sûr, Marie, mère de Jésus, Anne du Temple et... Agar, celle « qui a migré », l’Égyptienne (de sang royal, selon la tradition islamique). Elle est la femme de la rencontre au désert : « J’ai vu après qu’il m’a vue. » (Gn 16, 13) Pourquoi s’étonner que des femmes, familières du « Dieu qui entend et voit », aient de tout temps des visions prophétiques et veuillent conduire à leur source les enfants perdus dans les déserts du monde. La scène de l’enfant perdu au cimetière comme les paroles intérieures déterminantes de Céline Ménard sont en droite ligne avec ce modus operandi de Dieu. La mission d’Église qui lui est confiée poursuit celle de Jésus qui a « entendu » et « vu » les misères de son peuple et y a répondu généreusement, au risque de sa vie. Ressuscité, il appelle toujours et envoie des ouvrières et des ouvriers à sa moisson tout au long de l’histoire de l’humanité, jusqu’à nous. Les fondatrices et fondateurs de communautés, les « brûlants de compassion », les artisanes et artisans de justice, de beauté et de paix, les militantes et militants défenseurs de la dignité et de la liberté des humains ont tous entendu et vu la soif et la faim, les souffrances et les angoisses, les besoins criants de leurs contemporains. Ils ont aussi entendu et vu la résonance de ces réalités avec la Présence intérieure qui crie : « Tu es concerné par ces paroles et ces pleurs, et je t’envoie. » Des noms et des visages habitent notre mémoire, humbles comme tant de parents, de femmes et de jeunes qui accueillent, soignent et consolent les étrangers et les exclus, ou célèbres comme Thérèse d’Avila, Élisabeth de la Trinité, Hildegarde de Bingen, Marie de l’Incarnation, Marguerite Porète, Jeanne Le Ber. D’ailleurs, plusieurs femmes de vision ont aussi été présentées dans des numéros de Sentiersdefoi.info : Laurette Lepage, Vivian Labrie, Lucie Tremblay, Jocelyne Hudon et tant d’autres. Ce sentier interpelle vivement l’institution ecclésiale qui se replie sur son identité et le château fort de ses lois et de ses traditions misogynes. « On ne veut plus du vieux monde, des vieilles structures de l’institution », disent Céline, Ghisline et Diane. Alors poussent partout des « Église-petites-communautés », des caravanes de nomades marchant dans la poussière et la chaleur du monde, assez proches des abandonnés dans le désert pour les entendre et les trouver. Des guides du désert qui, ayant trouvé l’eau de l’Oasis, ne la privatisent pas pour la vendre, mais en partagent largement le flot abondant et le chemin qui y conduit. Ce que font Céline et Yves avec la Fraternité-du-Dieu-Entend. Ce Dieu a même osé planter sa tente en plein désert, au cœur de nos pauvretés et désespérances, se faisant pain et eau vive pour tous et toutes, en toute gratuité.« Sa fidélité demeure d’âge en âge... » Psaume 100, 5