L’art est une soif, pas un produit
Le peintre et poète anglais William Blake, il y a plus d’un siècle, disait à propos de la violence croissante de la société industrielle : « L’art se dégrade, l’imagination est rejetée et la guerre régit les nations1.
Le peintre et poète anglais William Blake, il y a plus d’un siècle, disait à propos de la violence croissante de la société industrielle : « L’art se dégrade, l’imagination est rejetée et la guerre régit les nations1. » Il dénonçait ainsi la dominance de la guerre et de l’esprit belliqueux en Occident, au détriment du potentiel créatif et coopératif de l’être humain. Aujourd’hui, au mot guerre, nous pourrions accoler économisme (que je définirais comme la tendance à tout ramener à l’économie), maladie qui atteint tous les secteurs de la société. Et l’art n’y échappe pas. Dans le contexte actuel, l’art est trop souvent présenté comme un « produit culturel », ou une « industrie », soumis à la logique du marché, au même titre que tout objet de consommation.
À mon avis, cette vision de l’art est éminemment réductrice, même si plusieurs artistes y souscrivent. Quand on a si peu pour vivre, il faut parfois accepter de tels compromis. Bien sûr, il est possible de créer dans un contexte productif, économique et rationnel – à quel prix? –, mais plusieurs artistes se vouent d’abord à une quête plus essentielle. Ceux-ci savent bien que l’art surgit avant tout d’une soif profonde, d’une recherche de beauté et d’une quête personnelle d’absolu, et qu’il traduit, de par sa nature mystérieuse et insaisissable, une forme de transcendance. Dans cette perspective, l’argent demeure essentiel – il faut bien payer son loyer! –, mais n’est pas « vital ».
Au vrai, l’art naît de l’exigence intérieure et viscérale de l’artiste d’exprimer les images qui l’habitent. À sa manière, il contribue à faire voir la beauté du monde et à en poursuivre la création, qui n’est pas terminée une fois pour toutes. L’artiste qui se met au travail est en quelque sorte le prolongement du Créateur qui déploie sans cesse son œuvre. Dieu n’est-il pas le Grand Artiste, celui qui crée toute chose? L’artiste communie ainsi à ce souffle créateur, tout en se reconnaissant aussi partie de l’œuvre.
Le processus créatif, vécu de façon engagée et profonde, comprend donc l’accueil de soi dans toutes ses vicissitudes, et de ce qui est, en soi, au-delà même d’une compréhension rationnelle. Cette soif ancrée en soi pousse l’artiste à se dépasser, à chercher un idéal, à scruter le monde à la recherche d’éclaboussements de sens ou d’émotions justes qui transcendent et nourrissent le réel et à les rendre le plus fidèlement possible par le moyen du théâtre, de la peinture, de l’écriture, de la photographie, etc. L’art vrai est écoute du mystère qui vit en soi et autour de soi, plus que reproduction d’une mode. Maître Eckhart, théologien et mystique dominicain du Moyen Âge, décrit cet élan en ces termes : « Tout ce que je souhaite exprimer de la manière la plus authentique doit émerger d’au-dedans de moi et se manifester d’abord dans mon intimité. Rien ne peut provenir de l’extérieur pour s’imposer à l’intérieur, mais tout doit émerger du dedans2. »
Aussi, quand M. Lacas présente son approche comme celle de l’« artisan de l’invisible », il rejoint cette vision, à mon avis. De même qu’entrer dans l’art demande d’accueillir ses limites et ses doutes comme ses élans et ses emportements, de même cela demande-t-il surtout d’accueillir les autres dans leur beauté et leur richesse. On ne fait pas de l’art seuls. Le besoin de reconnaissance de l’autre est nécessaire, mais c’est surtout son soutien assidu, la vérité de son regard, le mystère de son être, son humanité profonde partagée et vécue qui alimentent le processus, le complètent et l’accomplissent. L’art se nourrit du désir et de la quête de l’autre, et du partage de la condition humaine. Bref, l’« artisan de l’invisible » reconnaît l’autre – et aussi lui-même – comme une véritable œuvre d’art, marquée par l’empreinte même du Potier. « Et nous sommes en effet son ouvrage. » (Ép 2, 10)
C’est pourquoi, quand, dans l’Espace culturel qu’il dirige et anime, M. Lacas fait place à la dimension humaine et aux valeurs de respect, d’accueil et de collégialité, tel un pied de nez au discours actuel, il recourt véritablement à l’essence de la démarche artistique. L’être humain en est le centre, la beauté de la Création le moteur. Il érige ainsi la pratique de l’art au statut de prière, au sens où Joseph Zinker, psychologue gestaltiste, l’entend : « L’art est prière – pas les formules populaires transmises par les Écritures, mais la découverte essentielle et renouvelée de sa propre présence, tout à fait unique, dans le monde3. » (traduction libre) Dans ce même esprit, Matthew Fox, théologien progressiste américain, assimilera même la pratique de l’art à la méditation : « L’art est la forme élémentaire de la méditation dans la tradition de la création. Il nous permet d’être vraiment à l’écoute de notre cosmos intérieur et extérieur, et de participer à la cosmogénèse continue de notre univers. Il nous permet aussi de redécouvrir que la création est bénie et d’affirmer notre confiance dans le renoncement. Enfin, il nous permet de croître, de demeurer jeune et de conserver une spontanéité d’enfant4. »
Bref, l’art rejoint inévitablement l’humain et le spirituel, et c’est ce que tendent à oublier nos sociétés occidentales. En ce sens, tout être humain est appelé à vivre son art en profondeur et à se mettre à l’écoute de ses propres élans créatifs. « Poète, peintre, musicien ou architecte : celui ou celle qui n’est ni l’un ni l’autre n’est pas un chrétien5 », dira William Blake.