Que léguerons-nous?
J’ai été guide au Musée des Augustines les étés de 1989 à 1994.
J’ai été guide au Musée des Augustines les étés de 1989 à 1994. Les visiteurs que j’amenais devant l’ancienne porte de bois du cloître étaient interloqués : qu’y avait-il derrière cette clôture imposée? À quoi ressemblait la vie des religieuses? Les visiteurs qui pouvaient passer derrière ces portes étaient parmi les chanceux. En ces étés-là, on sentait encore les relents de la clôture dont les murs étaient pourtant tombés depuis Vatican II. Les murs psychologiques sont plus solides parfois...
Plusieurs décennies avant le départ des Augustines de France et leur arrivée en Nouvelle-France en 1639, cette mesure draconienne – la clôture – leur avait été imposée par l’autorité des hommes d’Église, ainsi qu’à plusieurs communautés féminines qui, comme elles, n’étaient pas contemplatives à l’origine. Il s’agissait de parer à certains écarts et d’assurer en quelque sorte une main-mise. Mais alors, comment des religieuses devenues recluses pouvaient-elles soigner les malades de l’hôpital sans sortir de leur cloître?
Ce qui me surprenait le plus – j’aimais le raconter –, c’était l’ingéniosité avec laquelle la communauté du temps avait cautionné un heureux détour de la règle. Le génie de ces femmes audacieuses avait résolu le problème en faisant construire leurs nouveaux monastères en les juxtaposant aux murs mêmes des hôpitaux qu’elles avaient fondés. Ainsi, elles n’avaient plus à sortir du cloître pour se rendre auprès des malades. Il s’étendait aux murs de l’hôpital! Par ce moyen, la réclusion ne se détachait plus complètement du monde. La contemplation se conjuguait avec l’action. Des fissures dans les murs laissaient passer la vie. L’Esprit s’y infiltre toujours d’ailleurs.
Conserver l’esprit de compassion
Je trouve tout aussi ingénieux le projet actuel de revalorisation du Monastères des Augustines. Il ne s’agit pas de transmettre un héritage qui consiste seulement en des bâtiments, ou des murs justement, ou en des objets significatifs pour l’époque, mais tombés en désuétude de nos jours. Il ne s’agit pas de relayer de main en main un album de photos sépia ou noir et blanc. Mais avant tout de témoigner d’un « esprit des lieux », d’un « lieu de mémoire habité » par une audace, un prophétisme, un souci d’autrui perpétué, une foi ancrée dans la tourbe de l’humanité. Et surtout, de conserver la richesse et la vision d’un lieu et des gens qui y ont donné vie : un soin des malades attentionné, rempli de compassion. D’en faire un lieu encore parlant et signifiant pour nos contemporains, qu’ils soient visiteurs, malades ou soignants eux-mêmes! C’est le génie qui détourne un peu la règle. N’est-ce pas cela aussi la préservation du patrimoine? Aujourd’hui, on offre des cadres électroniques dans lesquels on fait défiler des photos couleur et même des vidéos. On a toujours des souvenirs, mais ils ne sont plus sépia. Ils s’affichent en pixels.
Un Congrès eucharistique comme tant d’autres?
Concernant l’héritage, je pense au Congrès eucharistique qui a cours en ce moment. Vendredi dernier, M. Alain Crevier, de l’émission Second Regard, était interviewé par Mme Julie Drolet du Téléjournal Québec. Il rappelait le contexte de création des congrès eucharistiques internationaux : « Le premier a été créé en 1881, en France. À l’époque, on sortait de la Révolution française [...] et l’Église n’était pas bienvenue. Ce qu’on a voulu faire, d’abord, c’est créer un événement mobilisateur pour relancer l’entreprise de l’Église catholique et faire en sorte que les gens aient envie de retourner à la messe. Ensuite, c’était une espèce de cri de ralliement, de prise de position politique pour dire à la société française : “Vous ne nous effacerez pas!” [...] Quelque 120 ans plus tard, le cardinal Ouellet organise un tel congrès. Je pense que ce sont les mêmes objectifs qu’il vise. » Les mêmes contextes de laïcisation engendrent-ils toujours les mêmes solutions? Posons simplement une question : s’agit-il de transmettre en héritage les mêmes manières de faire, encadrées des mêmes mûrs qui se dressent depuis des lustres, ou de redonner un souffle qui pourra nourrir nos pratiques modernes? Comment détourne-t-on ici la règle? Pour ma part, je flaire un peu de relents de nostalgie...
Consolider les murs?
Transmettre un héritage, est-ce donc seulement rafistoler les murs? N’est-ce pas aussi créer des fissures qui permettront l’éclosion de la vie? J’étends la question aux célébrations du 400e de la ville de Québec. À quelques jours du 3 juillet, où nous célébrerons la mémoire de la fondation de la ville, les bijoux du patrimoine – les vieux remparts, l’ancienne citadelle et le manège militaire patiné (qui n’est que ruines actuellement, après l’incendie qui a ravagé le bâtiment il y a quelques mois!) – seront à l’honneur. Les vieilles manières de faire seront évoquées, les souvenirs enfouis ravivés, les belles histoires racontées. On montrera l’album de photos sépia, et ce sera beau! Vive l’histoire. Ce serait malheureux que celle-ci baigne uniquement dans la nostalgie. L’histoire nous aide à mieux comprendre le présent. Ses traces rejaillissent sur nous et consolident nos valeurs humaines, nos pratiques sociales d’aujourd’hui. Elles posent les assises de nos plus ingénieuses percées sociales et de nos brillantes avancées. Elles ne justifient pas un retour en arrière.
Cette audace des défricheurs, cette démocratie gagnée à coups de sang et de sueur, cette ténacité des bâtisseurs d’espoir, bref ce « potager des visionnaires1 », il nous faut l’entretenir. L’« esprit des lieux » de Québec, et du pays entier, est de cette trempe : la coopération, la générosité, la compassion, la solidarité, la justice et l’entraide ont façonné nos murs, nos maisons et nos institutions. Nos célébrations en témoigneront-elles? Elles le feront en partie, je crois bien. Mais aujourd’hui, dans nos visions, le néolibéralisme pèse fort. L’économisme devient une maladie contagieuse. Il fait souvent passer les profits avant le partage des ressources et la compassion. Une maladie qui fait des victimes et engendre de scandaleux écarts. Ici, au Québec, comme partout ailleurs. Les célébrations du 400e ne doivent pas consacrer ce recul, mais raviver nos ardeurs pour bâtir la beauté des prochains siècles.
Que sera devenue notre maison?
Quant à elles, les Augustines pourront dire : « Finalement, cette maison sera restée celle des soignants. » Nous, que pourrons-nous dire de notre époque à nos petits-enfants? Que léguerons-nous? Des murs ou des fissures? D’immenses centres commerciaux ou de larges agoras? Des ruines ou des potagers de visionnaires? Des musées vides ou des « lieux de mémoire habités »? Le confort d’une pensée unique ou d’ingénieux détournements de règle? La monotonie des autoroutes ou l’aventure des sentiers hors pistes? Des discours dogmatiques ou des paroles prophétiques?