On comprendra qu’à 7 ans, Marie Laurence Nault ait trouvé que son professeur de père s’intéressait à un sujet répugnant (et bas?) : le lavement des pieds.
On comprendra qu’à 7 ans, Marie Laurence Nault ait trouvé que son professeur de père s’intéressait à un sujet répugnant (et bas?) : le lavement des pieds. Pourtant, dans la logique paradoxale de l’incarnation, celui-ci propose d’exalter cette pratique toujours minoritaire. J’ose ici suivre un parcours aussi riche qu’inédit.
Le théologien François Nault
1 nous apprend, dans son livre
Le lavement des pieds : un asacrement, publié chez Médiaspaul en 2010, qu’une tradition plus que millénaire, étayée par des piliers de l’Église comme Ambroise de Milan et Bernard de Clairvaux, considérait le lavement des pieds comme un véritable sacrement; qu’au XII
e siècle, on ne l’a pas inclus dans la liste nouvelle des sept sacrements. Aussi, je dois réfléchir à l’ambiguïté de cette pratique aujourd’hui : l’inopportunité de ce rituel d’accueil dans la culture moderne; l’incongruité de l’image télévisuelle d’un pape lavant les pieds avec une cruche et une écuelle d’or; le sexisme de l’exclusion des femmes, etc.
Il vaut vraiment la peine de relire attentivement les quelques lignes du récit fondateur de ce rituel (
Jn 13, 1-15). Il y a d’abord la solennité de son préambule : au moment culminant de sa vie, Jésus entreprend de mettre
le comble à son amour pour les siens (
Jn 13,1) : cela devrait donc être un des moments les plus importants des évangiles. Et pourtant, au contraire des trois autres évangélistes, Jean ne rappelle pas le récit du partage du pain et du vin et nous renvoie à une scène dont les éléments sont plus étonnants les uns que les autres. Tout d’abord, un détail : c’est au milieu du repas, et non pas à l’entrée de la maison, que Jésus entreprend le lavement des pieds, alors qu’à l’époque, cela se faisait à l’entrée de la maison pour ne pas souiller (profaner) l’espace où l’on mange avec les immondices de la rue. Ensuite, il y a le caractère inimaginable des actions : Jésus se déshabille, ceint sa nudité d’un linge et s’abaisse à laver les pieds de ses disciples. Un geste d’esclave. Un geste gênant entre amis à cause de ses connotations érotiques. Enfin, Jésus espère que, si on ne peut comprendre ce geste du premier coup, on en vienne à reconnaître que ce lavement mutuel est un exemple à suivre par tous ceux et celles qui veulent marcher avec lui.
Une relecture systématique
Nault revisite ce rituel de façon fort savante. D’Abraham à Jean Vanier. De la préhistoire (scènes du premier testament) du texte fondateur du rite au monde moderne, il rappelle les différentes interprétations retenues. D’aucuns ont vu, par exemple, dans le récit de la Cène chez Jean (lavement des pieds et silence sur l’Eucharistie) une réaction à une sursacramentalisation dans les communautés primitives; d’autres ont lié tour à tour ce rituel aux sacrements du baptême, de la confirmation ou de la pénitence; et le dénuement volontaire à la Cène, comme une annonce de celui du Golgotha.
Nault montre enfin comment aujourd’hui, à l’Arche de Jean Vanier, on tente – en opposition à l’asymétrie des liturgies où le célébrant condescend à aller vers des chrétiens et chrétiennes d’un niveau inférieur – de respecter l’injonction de réciprocité : chacun et chacune lave les pieds de la personne à sa droite. Il précise que, si elle s’avère possible dans l’environnement extraordinaire de l’Arche, cette réciprocité d’un geste de soins intimes reste difficilement imaginable dans les rassemblements liturgiques, toujours hiérarchisés. Ce qui pose la question du statut sacramentel du lavement des pieds.
Intimité, kénose2 et hiérarchie
Nault constate une tension dans l’évolution de la définition du mot
sacrement : signe qui donne la grâce. Cette tension s’exprime dans l’opposition des traductions, grecque et latine, de ce terme :
mysterium et
sacramentum. Alors que le premier, d’abord théologique, met en valeur la grâce de Dieu qui se manifeste dans le signe, le second insiste sur l’efficacité de l’administration du rituel. Or le rite ordonne, sépare, hiérarchise, organise l’espace : haut/bas; tête/pied/sexe, c’est-à-dire ce qui est canonique ou non, correct ou non. D’où des risques de perversion : conception du sacrement comme un en-soi coupé de la vie, sans référence éthique. On se contente alors d’être en règle avec les sacrements sans tenir compte qu’ils nous invitent à reprendre le geste de Dieu, à nous mettre en lien avec notre histoire et celle des autres.
Ainsi, le lavement des pieds ne peut se compter parmi les sept sacrements sans toutefois perdre sa valeur sacramentelle de signe du mystère de la grâce. Ses dimensions érotiques (se déchausser, se toucher implique une intimité) et politiques (nu, on perd son statut; on se retrouve sur le même pied) cadrent mal avec un rituel sacramentel hiérarchisé. Il n’en révèle pas moins la limite de celui-ci en opposition à la liberté d’un Dieu pour qui les derniers seront les premiers. Un Dieu capable de se dénuder dans sa passion et qui invite à nous aimer les uns les autres comme il nous aime, de la tête aux pieds, avec tout ce que cela veut dire.