L'autre mémoire de la Cène
Depuis l’automne 2007, www.
Depuis l’automne 2007, www.culture-et-foi.com publie l’espace GATEOS, un blogue intitulé : « Une table eucharistique ouverte et signifiante ». Des chrétiennes et des chrétiens y inscrivent leurs perspectives en cette année préparatoire au Congrès eucharistique international.
Mai 2008, Guy Paiement lance l’ouvrage collectif Témoins d’une naissance Une autre manière de voir l’Eucharistie et l’avenir de l’Église : une vingtaine de textes produits par dix sept mouvements chrétiens, sociaux ou alternatifs.
Enfin, voici que des protestants francophones de Québec invitent les exclus de la table eucharistique des catholiques à venir célébrer leur foi et à partager le pain et le vin avec eux.
Ces événements n’ont rien de l’ampleur économique et spectaculaire, voire de la reconnaissance des institutions publiques et ecclésiales, dont jouira le prochain Congrès eucharistique international. Ces événements illustrent bien la problématique des sentiers où s’inscrivent une démarche de foi critique, hors du cadastre officiel. Ils donnent à repenser l’Eucharistie, l’Église, voire le rapport aux textes fondateurs.
On y conteste la stratégie pastorale du primat de l’Église canadienne marquée de mélancolie pour le monde de chrétienté du Québec d’avant Vatican II et la Révolution tranquille. On refuse de réduire la dévotion eucharistique aux rapports individuels avec les restes de la Cène. On dénonce le cléricalisme, l’ultramontanisme, sans compter les nombreuses exclusions de la table eucharistique. On propose une vision renouvelée et plus incarnée de l’Eucharistie; une liturgie plus significative, moins hiérarchisée, qui se traduise en véritables communautés chrétiennes et par des engagements socio-politiques dans le monde comme à l’intérieur même de l’Église. On y espère fortement la naissance d’une nouvelle Église.
Comment comprendre la rupture entre les pratiques de l’institution et celles des groupes alternatifs? Pour ma part, je suggère de réfléchir sur le rapport différencié de l’une et des autres aux deux récits de la Cène, moment fondateur de l’Eucharistie. Celui des évangiles synoptiques et de Paul fournit la formule centrale du rite. (Ceci est mon corps... mon sang... faites cela... etc.) La mémoire de Jean, pourtant le plus spirituel ou mystique des évangélistes, ignore ces éléments de la Cène, dont il ne retient que le récit plus prosaïque du lavement des pieds.
On sait l’investissement majeur de l’institution dans le premier récit et la valeur heuristique qu’elle lui a accordée. On en a tiré une pléthore de pratiques : deux sacrements (l’Eucharistie et l’ordre); le rituel de la messe; une théorie ontologique particulièrement forte (la transsubstantiation); les formes architecturales des églises chrétiennes; sans parler de la structure hiérarchique de l’Église, voire d’une rationalisation de l’exclusion des femmes de cette dernière.
Comparativement, le rapport institutionnel au récit du lavement des pieds frise l’insignifiance. Il se réduit à un élément liturgique, plus ou moins folklorique. Le Jeudi saint, le célébrant a lavé les pieds d’une douzaine de pauvres ou d’enfants de chœur.
Guy Paiement veut compléter l’approche de l’eucharistie-repas-communautaire avec celle de l’eucharistie-lavement-des-pieds (voir l’Itinéraire). En ce sens, je suggère une relecture du récit johannique qui m’apparaît d’une radicalité étonnante, sinon choquante (Jn 13,1-15).
Les langages, polis comme pieux, sinon le « théologiquemet correct », euphémisent tellement les choses du corps qu’ils banalisent les enjeux de ce texte. On a du mal à saisir pourquoi Jésus dépose son vêtement et se ceint comme d’un tablier pour laver les pieds des disciples. Ou encore, le scandale de Pierre. Les occidentaux contemporains ne réalisent pas qu’il s’agit là d’un travail malpropre, tabou. Pour exprimer la répugnance du geste – comme le médium est le message –, j’ose nommer les choses à leur niveau : ça parle de merde. Marcher dans les rues d’il y a 2 000 ans, en Israël comme dans les rues traditionnelles de l’Orient actuel, c’est risquer constamment d’y mettre les pieds. C’est pourquoi on enlève ses souliers au seuil du temple ou de la maison. À la limite, les pieds sont tabous. On ne peut imaginer une autorité quelconque s’abaisser à une tâche réservée aux inférieurs. Le Messie qui torche. Impensable, mais réel. Le début du paragraphe annonçait d’ailleurs « un amour jusqu’à l’extrême ».
Pour sûr, il y a là métaphore. Il serait impertinent, aujourd’hui, de se laver mutuellement les pieds. Reste que, souvent, nous pouvons nous retrouver dans des situations où « il y en a qui ont le sentiment d’y être jusqu’au cou ». À cet égard, le texte suggère le courage de relever les manches et de se solidariser de qui en a besoin à s’en sortir individuellement ou collectivement. Mais la métaphore peut dépasser les conjonctures socio-économiques. Tout au long du récit, le thème de la turpitude morale croise celui de la souillure physique. Ça parle de la trahison de Judas, mais peut-être aussi de la possible lâcheté des apôtres ou des autorités.
S’occuper du corps physique comme du corps social, se laver mutuellement d’avoir lâcher le Verbe, serait-ce le message du lavement des pieds, une étape de l’Eucharistie? De toute façon, Jésus y voit une deuxième injonction mémoriale de la Cène : « Ce que j’ai fait, faites-le vous aussi. »
Zundel disait que Jésus lavant les pieds, c’est « Dieu au pied des humains ». Paradoxe du Dieu révélé en Jésus le Christ. Kénose. Un Dieu, père. Parent. Humain. Et, combien de fois, les parents doivent changer les couches, au sens propre comme au figuré. Quand ce ne sont pas les enfants qui, un jour, devront « s’abaisser à laver » leurs parents. Mais peut-être sont-ce là propos trop humains pour s’associer à un discours eucharistique?