Humain et divin
D’emblée, Xavier Gravend-Tirole annonce ses couleurs dès l’avant-propos de ses Lettres à Kateri : « avancer dans une voie spirituelle pleinement humaine et pleinement divine en même temps ».
D’emblée, Xavier Gravend-Tirole annonce ses couleurs dès l’avant-propos de ses Lettres à Kateri : « avancer dans une voie spirituelle pleinement humaine et pleinement divine en même temps ». Et, chose pouvant sembler rare aujourd’hui, c’est dans le catholicisme qu’il trace sa voie. Certes, il n’est pas le seul de sa génération à chercher ainsi, hors des sentiers battus de la consommation et de la réussite professionnelle. Des jeunes moines, notamment, ont fait récemment l’objet d’un film au Québec1. Mais tout en rejoignant la cohorte des désenchantés du monde contemporain, tous ces autres jeunes dont la musique2 même, notamment, chante la lucide désillusion, ces engagements restent exceptionnels.
Qu’est-ce qui fait la pertinence de ce récit romanesque, au point que son lecteur peut en être « très étrangement dérangé », pour reprendre les mots de Dany Laferrière3 à son propos. Deux choses, au moins.
La première est celle que Laferrière note d’emblée : les héros du roman nous mettent en présence de « deux âmes droites, pures et inquiètes », vivant une véritable relation amoureuse dans des environnements radicalement contrastés : lui, jeune moine dans un monastère isolé du Bas-du-Fleuve, riche d’un environnement naturel somptueux, mais loin des bruits du monde, elle, jeune Montréalaise vivant grossesse, perte de son enfant, rupture de son couple, durant les mois de leur correspondance. Lui, bercé par le rythme des marées et des champs; elle, ballottée par les torrents de la vie. Lui, croyant résolu et hardi, qui travaille à intelliger sa foi, elle, résolument athée et ‒ apprend-on à la fin du récit ‒ blessée par une vieille histoire de violence à connotation religieuse. Difficile, en réalité, de mettre en scène plus radicalement la concomitance du pleinement humain et pleinement divin, le rapport créateur entre la solidarité et la différence. Mais cela ne rejoint-il pas, très précisément, les conditions désormais ordinaires de l’expérience chrétienne?
L’autre facteur de « dérangement » est sans contredit la traversée du catholicisme, originale et courageuse, sans complaisance, mais toujours affectueuse, qui est proposée au lecteur. On y découvre un christianisme plus risqué qu’on pense. Toujours risqué, dans ses conventions comme dans ses explorations. Vingt siècles d’histoires ont laissé sur le visage de l’Église des balafres d’autant plus visibles qu’on tente de les maquiller. Les institutions cléricales connaissent un désenchantement radical. Marcher dans la foi, dès lors, ne donne guère d’occasions d’assoupissement. Le sentier est comme un fil tendu sur lequel le croyant avance à la manière d’un funambule, craignant sans cesse de tomber dans le vide ou de ne s’accrocher qu’au vent. Pour baliser cet exercice d’équilibre, l’auteur se fait tour à tour catéchète, théologien, historien de l’Église et des religions, philosophe, moraliste, sociologue, éthicien... Sans dogmatiser, toujours critique, il prend le risque de l’intelligence pour vérifier les idées reçues, les préjugés, les mythes ‒ d’où qu’ils viennent...
Certes, on est ici en présence d’une œuvre de fiction. Certains y trouveront prétexte pour en minimiser les propos. C’est oublier que croire, c’est prêter visage à un Autre dont le réel échappe complètement à l’image qu’on s’en fait. Un travail de représentation, donc, par lequel chacun fait venir au langage, c’est-à-dire à la condition humaine, du sens pour lui-même et les autres. Continuer de croire, c’est ne pas abdiquer ce mouvement et poser que derrière le visage qui arrête aujourd’hui le regard, l’Autre se trouve incommensurablement plus beau et plus désirable.
Raconter des histoires, à la manière de toutes les Écritures, n’est-ce pas un des meilleurs moyens de respecter en même temps l’humain et le divin? Un tel chemin est bien la voie d’un désir sans limites. Travail d’intelligence, est-il à la portée de tous et toutes? Pourquoi pas? À condition de respecter le rythme de chacun et chacune. Ses défis, en tout cas, sont bien contemporains, au diapason d’une société multiforme aux contrastes profonds. Où chaque personne se heurte à du sens qui lui échappe.