La théologie est aussi un sentier de foi
Toute institution repose sur un choix arbitraire de symboles qui structurent sa vie et déterminent sa visibilité.
Toute institution repose sur un choix arbitraire de symboles qui structurent sa vie et déterminent sa visibilité. Il n’en va pas autrement de l’Église, dans son histoire, ainsi que des États, totalitaires ou démocratiques, peu importe. Arbitraire, ici, signifie moins « ce qui proviendrait d’un caprice » qu’« exerçant une fonction d’arbitre », c’est-à-dire imposant une hiérarchie des pratiques, une mise en ordre dans laquelle les sujets peuvent se reconnaître et trouver chacun leur place. Il est toujours intéressant de prendre conscience, devant ce fait, que les Évangiles, sources des traditions chrétiennes, sont pluriels. Qu’on en ait reconnu quatre comme canoniques, dans les premiers siècles, n’a rien d’insignifiant. Parmi les multiples directions dans lesquelles s’engageaient déjà les expériences chrétiennes, on a fait un choix, refoulant, voire jetant l’anathème sur certaines d’entre elles. Mais on a tout de même conservé quatre ensembles de textes, avec un souci évident de concordance, mais non sans préserver une certaine pluralité des sentiers de foi dont ils inaugurent les parcours.
Narrant cet épisode du lavement des pieds situé le soir même du dernier repas, alors qu’il est négligé par les autres récits, l’évangile de Jean montre bien cette ouverture. Or, pour toutes sortes de raisons, cette pratique est devenue minoritaire dans l’histoire de l’Église. Elle possède pourtant une charge symbolique fondamentale. Benoît XVI lui-même l’évoque au chapitre 3 du second tome de sa Vie de Jésus, en l’associant à la confession : « La faute ne doit pas continuer à suppurer dans l’âme de manière cachée, l’empoisonnant ainsi de l’intérieur. Elle a besoin de la confession. Par le moyen de la confession, nous la mettons à la lumière, nous l’exposons à l’amour purificateur du Christ. Dans la confession, le Seigneur lave sans cesse de nouveau nos pieds sales et il nous prépare à la communion conviviale avec lui. » Et cette problématique n’est pas sans lien avec celle de la vérité, soulevée dans le même chapitre : « Étant donné l’impossibilité d’un consensus sur la vérité et en s’appuyant sur elle, la politique ne se fait-elle pas l’instrument de certaines traditions qui, en réalité, ne sont que des formes de conservation du pouvoir? » La question est lancée par Joseph Ratzinger aux institutions séculières, mais les institutions d’Église peuvent-elle, devant cette question, rester indifférentes?
Se laisser laver les pieds est un geste d’humilité – les personnes âgées qui ne peuvent plus le faire par elles-mêmes en savent quelque chose –, a fortiori quand ils sont sales, souillés par les scories de la route, brisés par les aspérités des chemins parcourus. Les pieds résument la condition humaine. Au temps de Jésus, quand on circulait chaussés de simples sandales sur des routes poussiéreuses, il y avait là plus qu’une figure : c’était un acte de compassion, un prendre soin, un partage de la condition humaine. Les pratiques liturgiques en ont réduit au minimum la charge symbolique, jusqu’à la dérision parfois. Elles ont plus ou moins évacué le rapport intime entre l’institution eucharistique, sacralisée, et sa retombée éthique incontournable : « Faites ceci » ne concerne-t-il pas, bien au-delà de la répétition rituelle, la réalité du partage du pain, c’est-à-dire des produits humains permettant aux humains de vivre et de mieux vivre? Et, du même coup, le partage du manque, de la souffrance, que le pain vient temporairement apaiser?
Dans son petit livre, François Nault « revisite » la pratique du lavement des pieds. Sans nier ni exagérer ses ambiguïtés possibles, il montre comment elle manifeste une crise du rite que le christianisme vit dès qu’il néglige « la dépendance du rite à l’égard de la relation éthique1 ». Il souligne, autrement dit, le rapport nécessaire entre le rite et la vie. Et il met en lumière, du même coup, un autre aspect de la richesse d’un Évangile qui se présente à lire autrement.
Le théologien, est, par métier, appelé à échardonner les jardins de l’expérience croyante. Peut-être trouve-t-il là même sa vocation première. La pratique de la théologie, telle qu’elle se livre alors, est aussi un sentier de foi, toujours critique certes, confronté aux incertitudes de la raison et aux ambiguïtés de la culture, mais capable du risque à prendre avec la vie, avec l’Autre.