Vivre avec la mort
Les mythes propres aux logiques marchandes (ou modernes) reposent la plupart du temps sur une croyance diffuse en l’immortalité.
Les mythes propres aux logiques marchandes (ou modernes) reposent la plupart du temps sur une croyance diffuse en l’immortalité. Toute limite de la vie humaine y semble pouvoir être surmontée. Tout besoin peut trouver sa satisfaction pourvu qu’on investisse suffisamment d’efforts à cet effet. Toute maladie, toute infection et toute affliction peuvent être guéries. Si les solutions techniques pour cela n’existent pas encore, elles viendront immanquablement des avancées de la science et des hautes technologies. La R&D (recherche et développement) y travaille. Et, effectivement, il faut bénir cette capacité humaine de création qui, malgré les ambiguïtés de sa mise en œuvre (recherche du profit et du pouvoir, concentrations de richesses et, concomitamment, expansion de la pauvreté, etc.) pousse toujours plus loin ses succès.
Le VIH/sida représente en cela le prototype des victoires ambiguës du monde contemporain. Voici un quart de siècle, au Québec, on en mourait. La mise au point d’une médication de pointe, notamment les trithérapies, a jugulé l’hécatombe. On peut maintenant survivre à l’infection, voire obtenir une espérance de vie, en nombre d’années et, à bien des points de vue, en qualité, équivalente à celles des personnes épargnées.
Pourtant, bien des questions restent entières. Premièrement, dans un monde géré avant tout par les logiques financières, l’accès aux trithérapies est très inégalement réparti. La production des formes pédiatriques de la médication, par exemple, a été suspendue par les industries occidentales, sous prétexte que le nombre d’infections infantiles, en Amérique et en Europe, ne justifiait pas une production industrielle, puisqu’on peut y répondre au cas par cas. Pourtant des dizaines de milliers d’enfants continuent de mourir du sida dans le tiers-monde, enfants atteints surtout par transmission génitale. S’ils veulent lutter contre le fléau, les pays concernés doivent produire eux-mêmes la médication à partir des formules génériques, contrevenir ainsi aux traités internationaux concernant les brevets et prendre le risque de sanctions économiques de la part des grandes puissances. À ce jour, seuls le Brésil et l’Afrique du Sud semblent avoir bravé l’interdit. Le sida est ici révélateur d’une impasse à la fois logique, morale et politique de la pensée « scientifique » conventionnelle et de ses utopies technologiques.
Mais là même où celles-ci fonctionnent convenablement, comme c’est le cas chez nous, le sida reste un révélateur de la dramatique humaine la plus fondamentale. On survit désormais au sida. Mais on reste porteur de l’infection et susceptible de la transmettre à d’autres. Survivre prend donc ici un sens tout particulier, son sens le plus profond sans doute puisqu’il s’agit de vivre, non plus en fuyant et en déniant les limites, comme le proposent les mythes technocratiques, mais avec l’expérience de la mort possible, pour soi et pour d’autres.
Dès lors, il ne faut pas sous-estimer les potentialités de cette survie, tant en termes de souffrance que de créativité. Survivre, disait le philosophe Jacques Derrida (peu de temps avant son propre décès), c’est choisir la vie « la plus intense possible1 ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser, c’est quand la vie est menacée, par la maladie ou par la mort annoncée, que le sens de la vie devient un enjeu de vie. Cela se vérifie d’ailleurs dans les catastrophes, naturelles ou provoquées par les humains, comme dans la vie plus ordinaire, quand on y fait l’expérience des limites.
Qu’est-ce que la vie la plus intense possible sinon celle qui accepte la vérité de ses limites? Il n’est plus possible alors de se nourrir des illusions de la toute-puissance. C’est pourquoi survivre suppose une conversion de la conscience2, un réaménagement du rapport au sens qui implique lui-même, puisque la mort se profile à l’horizon, un véritable acte de foi en la vie.
Ancré au plus profond de la fragilité humaine, cet acte de foi ne se traduit pas nécessairement par des croyances ou des gestes religieux. On peut penser qu’il prendra désormais, de plus en plus, les couleurs arc-en-ciel de la diversité humaine. Il n’en représente pas moins un parti pris vital.
Sans doute est-ce à ce point nodal de l’intensité vitale, où il s’agit de choisir le sens contre le non-sens, la vie contre la mort, et cela dans la quotidienneté même, que se situe une réalisation comme la Maison Plein Cœur. Il s’agit d’y soutenir la quête de vérité propre à l’humain, une vérité qui ne s’exprime pas d’abord en formulations dogmatiques, mais en conscience de la fragilité de l’être. Une vérité qui réclame, pour cela, une rigueur d’engagement toujours renouvelée. Au cœur de la fragilité, son enjeu est rien de moins que de maintenir la souplesse et la pérennité du vivant.