Femmes et société

Un féminisme chrétien décomplexé émerge au milieu des années 1970. Comme leurs consœurs agnostiques ou athées, les féministes chrétiennes articulent leurs revendications autour de quatre pôles : le corps, le travail, la parole, le pouvoir.

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

À l’aube des années 1960, le Québec et l’Église catholique vivent deux grands moments de renouveau, entre Révolution tranquille et concile Vatican II. C’est le début d’un temps nouveau chante alors Renée Claude, hymne de cette jeunesse en quête de liberté et d’idéal. C’est l’heure d’une remise en question de tous les autoritarismes, sinon de biens des mots en isme, du fédéralisme et au capitalisme, du sexisme au colonialisme, en passant par le conservatisme politique, social et religieux de l’époque duplessiste.

Ces années d’effervescence ont un effet tonifiant sur le mouvement féministe québécois, apparu au début du 20e siècle autour de Marie Gérin-Lajoie et de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et dont l’action s’était cristallisée sur l’obtention du droit vote pour les femmes. On assiste alors à un changement de garde au sein du mouvement des femmes, avec l’émergence de nouvelles organisations telles la Voix des femmes, la Fédération des femmes du Québec et de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale. À la fin des années 1970, le féminisme québécois prend un virage radical dans le sillage de la publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, de La femme mystifiée de Betty Friedan et du…manifeste du Front de libération du Québec. La fondation du Front de libération des femmes et de la revue Québécoises deboutte (1969-1971) sont un indice de cette affirmation d'un féminisme résolument combattif.

 

Première femme élue députée à l’Assemblée nationale du Québec, Claire Kirkland est la marraine la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée ayant abrogé les clauses les plus sexistes du Code civil de la province de Québec.

Un contexte social favorable

Le contexte social se prête bien à cette révision des rôle sexuels traditionnels. Les femmes sont alors de plus en plus présentes dans les collèges, les universités et sur le marché du travail. Ces transformations vont de pair avec l’atteinte d’un début d’égalité juridique entre les hommes et les femmes. En 1964, Claire Kirkland, première femme élue députée à l’Assemblée nationale du Québec, marraine la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée qui abroge les clauses les plus sexistes du Code civil de la province de Québec, mettant ainsi un terme à un siècle de tutelle masculine sur le corps des femmes et les biens de leurs épouses. En 1967, le gouvernement fédéral lance les travaux de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, présidée par la journaliste Florence Bird et dont le rapport final contient des idées révolutionnaires pour l’époque : équité salariale, congés de maternité payés, création d’un réseau national de garderies, libre accès à la contraception et à l’avortement, etc.

Six ans plus tard, le gouvernement du Québec met sur pied le Conseil du statut de la femme dont le mandat est de conseiller la ministre déléguée à la Condition féminine: deux indices de l’importance croissante des enjeux féministes dans la société québécoise.

Un contexte ecclésial favorable

Le contexte ecclésial se prête également bien à cette affirmation des femmes, encouragé par les travaux de Vatican II et de la commission Dumont. Le pouvoir des clercs cesse alors d’être absolu, au nom de la notion de peuple de Dieu célébrée par le Concile et qui plaide en faveur d’une coresponsabilité de tous les baptisés dans l’Église. L’enseignement du Magistère fait également l’objet de débats passionnés dans les chaumières, les paroisses et les revues catholiques, au nom des principes de liberté de conscience et de sensus fidei eux aussi introduits par le Concile. Les femmes – les religieuses d’abord, bientôt suivies par les laïques – sont alors de plus en plus nombreuses à compléter des études en théologie et à occuper des postes-clé dans les paroisses, les chancelleries diocésaines et les universités.

Un féminisme chrétien décomplexé émerge au milieu des années 1970. Comme leurs consœurs agnostiques ou athées, les féministes chrétiennes articulent leurs revendications autour de quatre pôles : le corps, le travail, la parole, le pouvoir.

 

 

La liberté des femmes à disposer de leurs corps est l’une des principales revendications du féminisme de deuxième vague. L’accès à la contraception et à l’avortement est au cœur des mobilisations féministes de l’époque. Le Québec est aux premières loges de ce débat : en l’espace de quelques années, la Belle Province vit une transition de la fécondité unique en son genre dans le monde catholique : jadis l’une des contrées aux familles les plus nombreuses, le Québec devient l’une de celles où les couples ont le moins d’enfants en Occident. Indice d’une transgression (sinon d’un décrochage) des Québécoises à l’égard de la morale sexuelle et reproductive de l’Église.

La contraception

Loin d’être en reste, les chrétiennes d’ici ont été aux premières loges de cette transformation rapide des mœurs sexuelles et conjugales. Nombre de féministes québécoises ont fait leurs premières classes dans les mouvements d’Action catholique, où s’élabore une vision plus revendicatrice de la foi chrétienne. Et où se développe aussi une nouvelle vision de la féminité, de la masculinité et de la conjugalité. L’idéal de la femme confinée à son rôle de mère et d’épouse et soumise à l’autorité de son mari est remis en question par les catholiques. L’amour devient le cœur de la vie conjugale, les relations entre époux plus égalitaires, la vie sexuelle plus libérée et la « taille » de la famille est désormais le fruit d’une décision prise d’un commun accord entre les conjoints. Rompant ainsi avec des décennies de contrôle clérical et masculin sur le corps et la sexualité des femmes, à la faveur des discours nationalistes célébrant la revanche des berceaux et cantonnant les femmes à leurs rôles de mères — et dont les blessures ne sont pas encore cicatrisées pour nombre d’entre elles ayant connu le rigorisme moral et le conservatisme social du Québec d’autrefois...

Nombre de femmes catholiques avaient alors appris à domestiquer leur fécondité par le biais de la méthode Ogino-Knauss, seule méthode contraceptive approuvée par l’Église, mais qui suppose toutefois une collaboration et une continence active de leurs époux. L’arrivée de la pilule anticonceptionnelle ouvre des espaces de liberté pour les couples québécois voulant décider par eux-mêmes du moment opportun pour enfanter. L’encyclique Humanae vitae du pape Paul VI a alors l’effet d’une douche froide sur ces catholiques québécoises qui ont cru que le vent de liberté soufflant sur l’Église aurait fait lever les tabous relatifs à la planification des naissances. Non seulement le pape condamne-t-il sans réserve les contraceptifs mais il refuse aussi d’écouter la majorité conciliaire, favorable à une telle modernisation de l’enseignement moral de l’Église.

 

Soumission à la nature biologique et aux directives de l’autorité tel est donc le principe unificateur [de l'encyclique Humanae vitae]. Au bout du compte, se dégage une vision pessimiste de l’homme où le fata­lisme ou plus précisément le « provi­dentialisme » est de règle. […] Face à la régulation des naissances, les couples mariés sont donc ramenés à leur conscience. Ceux qui ont déjà adopté une perspective plus vaste, face, par exemple, à la sexualité vue à l’intérieur d’une conception approfondie du mariage et de l’amour, savent quelle attitude adopter devant le problème que pose l’obéissance.

- André Charbonneau, Pierre Saucier et Hélène Pelletier-Baillargeon, «Les couples catholiques après l'encyclique», Maintenant, août-septembre 1968

 

Les catholiques du Québec et du Canada – clercs et laïques – sont nombreuses et nombreux à condamner la décision du pape. Des théologiens de premier plan comme Gregory Baum et Bernard Lonergan expriment leur dissidence, tout comme les membres de l’équipe de rédaction de la revue dominicaine Maintenant. D’abord réservé à un cénacle de clercs et de médecins, le débat sur la contraception s’élargit bientôt aux femmes et aux laïques, parmi lesquels la journaliste et militante féministe Hélène Pelletier-Baillargeon, bientôt rédactrice en chef de Maintenant. Les hommes ne sont pas en reste : c’est en partie pour protester contre Humanae vitae et cette ingérence inacceptable du Magistère dans le for intime des couples chrétiens que les théologiens Louis Rousseau et Hugues Quirion plaident en faveur de la fondation de communautés ecclésiales de base (CEB) voulant faire Église autrement. Ils passeront à l’acte peu après, dans cette communauté dont le documentaire Tranquillement, pas vite a brossé les contours. Pendant ce temps, nombre de Québécoises et de Québécois quittent l’Église avec fracas ou sur la pointe des pieds...

 

L’avortement

Au seuil des années 1970, l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est au cœur de nombreux débats dans le monde. Dans le sillage des travaux de la commission Bird ayant plaidé en ce sens et de l’adoption du bill omnibus ayant décriminalisé l’homosexualité - « L’État n’a pas sa place dans la chambre à coucher des Canadiens » dira alors le premier ministre Pierre-Elliot Trudeau-, le gouvernement fédéral procède à une décriminalisation partielle de l’IVG. L’État autorise alors le libre-choix, lorsque la santé ou la vie de la mère est en danger, sous réserve que cette procédure soit approuvée par un comité de médecins.

Résistant à cette tutelle médicale et masculine sur le corps et la vie des femmes, des féministes mettent alors sur pied des cliniques pratiquant illégalement l’interruption de grossesse, laquelle est offerte sans conditions aux femmes (souvent désespérées) qui en font la demande. Le Centre de santé des femmes de Montréal agit en ce sens. Fondée en 1978, la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement plaide quant à elle pour la décriminalisation complète et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse. Là encore, les chrétiennes ont joué un rôle décisif. La trajectoire de Louise Desmarais, militante féministe et membre de la collective chrétienne L’autre Parole est emblématique à cet égard.

 

 

Comme ce fut le cas pour la contraception, la condamnation romaine de l’IVG ne fait pas l’unanimité dans les milieux catholiques. Des revues chrétiennes de premier plan comme Esprit et Études critiquent l’enseignement du Magistère, en tâchant notamment de distinguer l’incubation, la fécondation et l’humanisation du fœtus. Des théologiennes féministes comme Ivone Gebara et Louise Melançon emboîtent bientôt le pas, en s’efforçant, avec d’autres, de dissocier féminité et maternité, tout en plaidant en faveur d’une attention aux personnes et aux circonstances, l’IVG étant toujours un choix déchirant pour les femmes.

Le débat sur l’IVG se poursuit dans les pages de la revue Relations. En novembre 1978, le théologien et éthicien Guy Durand plaide en faveur d’un dialogue respectueux et d’une attitude d’accueil à l’égard des femmes faisant le choix douloureux d’interrompre une grossesse, suscitant une levée de boucliers de la part de certains lecteurs de la revue. Saisissant la balle au bond, le comité de rédaction publie un débat sur l’IVG auquel prennent part deux des cofondatrices de la collective L’autre Parole, Monique Dumais et Marie-Andrée Roy, lesquelles plaident pour le libre-choix des femmes, tout en reconnaissant le caractère sacré de la vie. Sans doute pressés par Rome, les évêques catholiques du Québec (AECQ) tranchent le débat dans leur lettre pastorale Un appel en faveur de la vie publiée le 9 décembre 1981.

La réaction des chrétiennes et des chrétiens est vive. De concert avec d’autres organisations féministes, les membres de L’autre Parole signent deux jours plus tard une lettre ouverte rappelant aux évêques que «la vie des femmes n’est pas un principe» – tribune qu’elles reprennent dans le numéro d’avril 1982 de leur revue. Comme ailleurs dans le monde catholique, le débat sur l'interruption volontaire de grossesse donne lieu à des discussions animées où s’affrontent le respect tatillon des principes et l’attention aux personnes et aux circonstances. À la défense de la sacralité de la vie défense faite par les évêques québécois, les féministes de L’autre Parole rappellent « qu’aucune au­torité extérieure (civile ou religieuse) ne peut se substituer au jugement de la conscience individuelle seule plei­nement responsable et capable d'apprécier les données complexes qui ca­ractérisent une situation donnée ».

Ayant été aux premières loges du débat sur l’IVG dans les milieux chrétiens d’ici, Relations organise en janvier 1982 un nouveau débat dans ses pages, auquel prend part la théologienne Louise Melançon, elle aussi cofondatrice de L’autre Parole. Dans ses remarques conclusives à ce dossier sur l’avortement, le jésuite Julien Harvey constate que la condamnation sans appel des évêques québécois est mal reçue, tout en restituant à cette question sensible toute sa complexité et son épaisseur humaine :

 

Enfin, il faut que nos évêques apprennent à parler d’amour. Sans tomber dans l’édulcoré, sans abandonner le caractère technique, précis et aussi sapiential de leurs observations, il semble indispensable que le ton évangélique accompagne de plus en plus le contenu évangélique. Personnellement je connais assez d'évêques du Québec pour savoir qu’un grand nombre d’entre eux savent parler sur le ton de l'Évangile. Mais il faut que cela passe dans leurs messages […] Cela veut dire replonger leurs principes dans le vécu, pour leur enlever leurs aspérités nuisibles. Cela veut aussi dire nuancer une morale du devoir par une morale du bonheur et de ce qi fait réussir la vie. En d’autres mots, et malgré que cela semble paradoxal, je crois que nos évêques doivent colorer leur morale du Décalogue par celles des Sages de la Bible pour devenir prophétiques! À cette condition, leur voix, surtout lorsqu’elle touche profondément la vie et surtout celle des pauvres, même si elle se fait véhémente et exigeante, saura changer nos cœurs.

- Julien Harvey, « Un appel en faveur de la vie: Pouquoi si mal accueilli? » , Relations, janvier-février 1982

 

Malgré les condamnations romaines et l’appui de Jean-Paul II au mouvement antichoix, le débat sur l’IVG n’a jamais cessé de ressurgir dans les réflexions des féministes chrétiennes. Lors du colloque de 1986 de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ) sur l’Église et le mouvement féministe, la santé reproductive des femmes a été au cœur des enjeux discutés par les participantes et participants. Dans leurs interpellations finales, les panélistes ont exhorté les évêques à réexaminer « la problématique de l’avortement et la problématique de la contraception […] en tenant compte de toutes les composantes relationnelles ». Les panélistes ont formulé le souhait que « le discours de l’Église sur ces questions se fasse davantage interpellant à l’égard de la responsabilité de l’homme » et que l’AECQ « fasse des démarches afin d’abolir l’excommunication des femmes qui ont subi un avortement ». Tout en disant souhaiter que l’Église du Québec adopte une pastorale d’accueil à l’égard de « ceux et celles qui vivent des situations de marginalité afin de dépasser la compréhension restrictive de la morale chrétienne telle que définie en 1968 dans l’encyclique Humanae vitae ». La même année, la revue Vie ouvrière publiait un dossier donnant la parole à des chrétiennes ouvertement pro-choix afin de "briser [...] le climat de peur" prévalant dans l'Église catholique à ce sujet.

Jamais clos, le débat sur l’IVG ressurgit périodiquement dans les publications chrétiennes. D’abord à l’occasion des affaires Henri Morgentaler (1988) et Chantal Daigle (1989). Puis à la suite du coup d’éclat du cardinal Jean-Claude Turcotte de 2008, lorsqu’il avait rendu sa médaille de l’Ordre du Canada pour protester contre l’octroi du même honneur à Morgentaler. Enfin, à l’occasion des diverses crises à Développement et Paix. Espaces de liberté et d’audace dans l’Église catholique québécoise, la collective L’autre Parole, la revue Relations, le réseau Femmes et Ministères et les Forums André-Naud ont été aux premières loges de ces prises de position hétérodoxes.

 

 

Le refus de la violence

L’enjeu de la violence faite aux femmes est également un élément central des mobilisations du mouvement des femmes. Longtemps considérée une affaire purement privée, liée aux dysfonctions du couple et de la famille, la violence conjugale est au centre des réflexions et critiques féministes, qui voient dans la violence masculine un reflet de la domination patriarcale. Malgré un recul des modèles de masculinité et de paternité hégémoniques au cours des années 1970 et 1980 ; malgré le développement de relations plus égalitaires dans la sphère domestique et conjugale, les rapports de pouvoir demeurent fondamentalement patriarcaux dans la société québécoise, où les hommes dirigent presque sans partage la quasi-totalité des domaines d’activité. Ce qui a des incidences sur les rapports de domination qui s’expriment dans la sphère intime et publique, où la violence conjugale et misogyne demeure endémique, en contexte de ressac antiféministe dont l’attentat du 6 décembre 1989 à l’École Polytechnique de Montréal est le paroxysme.

La violence faite aux femmes sort donc de la sphère intime pour devenir un enjeu de société et même de santé publique. En marge du développement d’un réseau de maisons d’hébergement pour femmes violentées, les féministes interpellent les hommes sur cette domination patriarcale exercée sans partage. En 1978, le Conseil du statut de la femme publie Pour les Québécoises: égalité et indépendance, un texte emblématique de cette remise en question du patriarcat à l’œuvre dans la société.

 

La fondation du Réseau des répondantes diocésaines à la condition des femmes 

Cette critique des violences misogynes et des rapports de pouvoirs patriarcaux sont au cœur des réflexions des féministes chrétiennes. Elles composent déjà avec une institution dont les rapports de pouvoir demeurent intrinsèquement sexistes, malgré une féminisation marquée de l’action pastorale-catéchétique de l’Église. Une partie de la hiérarchie ecclésiale se montre cependant sensible aux revendications féministes, notamment en ce qui trait à la violence faite aux femmes – la lettre pastorale publiée le 7 décembre 1981 par Mgr Bernard Hubert, évêque du diocèse de Saint-Jean-Longueuil, est significative à ce propos. Interpellé en ce sens par Rolande Parrot, directrice des communications du diocèse et cofondatrice du réseau Femmes et Ministères, l'évêque ne se contente pas reconnaître le bien fondé des critiques féministes: il juge essentiel que ces débats et questionnements s’immiscent dans la vie ecclésiale. Déterminé à faire écho aux critiques féministes, il annonce son intention de nommer une répondante diocésaine à la condition des femmes dont le mandat serait de faire la promotion de l’émancipation des femmes dans l’Église et la société. Initiative qui fera tache d’huile dans l’ensemble des diocèses catholiques du Québec qui se dotent tous de répondantes à la condition des femmes bientôt réunies dans un réseau panquébécois conseillant et interpellant les évêques sur les enjeux féministes.  

La fondation du Réseau Femmes et Ministères

L’année suivante, un groupe de féministes chrétiennes fondait le réseau Femmes et Ministères, dont Gisèle Turcot, religieuse du Bon-Conseil, sera la cheville ouvrière. Militant pour l'accès des femmes aux ministères ordonnés dans l'Église catholique, le Réseau Femmes et Minsitères a été et demeure le point de ralliement des réflexions sur la place des femmes dans l'Église, critiquant sans relâche le patriarcat, de même que les rapports de pouvoir sexistes dans l'institution.  

 

Pionnière à bien des égards, Gisèle Turcot est nommée secrétaire générale de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec en 1980 (une première pour une femme), poste qu’elle occupe jusqu’en 1983, avant de se joindre à l'équipe de rédaction de la revue (jésuite) Relations, puis de la diriger – une autre première pour une femme. En 1986, elle contribue à l’organisation d’un colloque sur les relations entre le mouvement des femmes et l’Église, en cohérence avec le charisme de son institut religieux, fondé par Marie Gérin-Lajoie. Point culminant de plusieurs années de mobilisation des féministes chrétiennes, ce colloque orchestré par le Comité des affaires sociales de l’AECQ aborde diverses questions sensibles, dont celles liées à la famille, à la sexualité, à la rémunération et aux conditions de travail des femmes engagées en Église. Les rapports de pouvoir patriarcaux dans l’Église et la société sont aussi au centre des échanges, tout comme le silence de la hiérarchie ecclésiale face aux violences faites aux femmes. Signe des temps, cette même année, Rita Beauchamp, une consœur de Gisèle Turcot, entre en fonction en tant que vicaire épiscopale du diocèse de Valleyfield – une (autre) première dans l’histoire de l’Église québécoise.   

 

Violence en héritage

Dans le sillage de ce colloque, l’Assemblée des évêques catholiques du Québec met sur pied un comité de travail élargi réunissant des évêques, des laïques (dont les répondantes à la condition des femmes) et des personnes issues des divers milieux socioéconomiques. Après avoir tâché de donner suite aux diverses interpellations de ce colloque, les membres du comité décident de concentrer leurs énergies sur la violence conjugale. Une vaste consultation est menée afin de brosser un portrait de la violence conjugale au Québec et d’en identifier les causes, en étroite collaboration avec des experts et des intervenantes du réseau des maisons d’hébergement pour femmes violentées. Les membres du comité osent aussi confronter l’Église sur le rôle qu’elle a joué dans ces violences. Les théologiennes consultées par ce comité ont déploré les « incohérences du discours ecclésial qui morcelle la liberté et la responsabilité selon les sexes et incite la société civile à des pratiques que l’Église institution ne s’applique même pas à elle-même ». Elles ont aussi déploré aussi les « lenteurs » et les « peurs » qui ont empêché la hiérarchie de « se lancer à fond dans la lutte contre la violence » et le « patriarcat ». En cela, l’Église s’est rendue coupable de « complicité puisqu’elle est impliquée pour une part dans [certaines] des causes de la violence » envers les femmes.

 

Le système patriarcal est un système social qui soutient et consacre la prédominance des hommes, amène une concentration de pouvoirs et de privilèges entre leurs mains et par conséquent, entraîne le contrôle et la subordination des femmes et engendre des rapports sociaux inégalitaires entre les sexes. [....]  L’institution ecclésiale elle-même, malgré des efforts de changement, continue de porter l’héritage patriarcal, en écartant les femmes de certaines fonctions et de certains postes de responsabilité et en accueillant difficilement la réflexion théologique faite par les femmes. [...] Aujourd'hui encore, lorsqu'ils présentent Marie uniquement ou principalement selon un modèle traditionnel de soumission et d'écoute, des membres de l'Église ne véhiculent-ils pas des messages qui accréditent les stéréotypes et minent la reconnaissance de la personne humaine dans sa globalité?

- Comité des Affaires sociales, Assemblée des évêques catholiques du Québec, Violence en héritage,  16 novembre 1989

 

L’Église catholique est en effet tributaire d’une structure de pouvoir et d’une pastorale conjugale qui est en porte-à-faux avec la lutte contre ces violences. Comment peut-on à la fois prêcher l’indissolubilité du mariage et la lutte contre les violences faites aux femmes? Comment peut-on promouvoir l’égalité des baptisés et la coresponsabilité de tous dans l’Église, tout en excluant les femmes des ministères ordonnés et des leviers de pouvoir dans l’institution? Selon la sociologue Marie-André Roy et la théologienne Denise Couture, le langage et la rhétorique « féministe » déployés par l’institution servent à faire écran à l’antiféminisme et au phallocentrisme que déploie l’Église catholique pendant le pontificat de Jean-Paul II, qui enferme la femme dans son unique rôle de mère.

 

 

Malgré le refus catégorique des évêques d’analyser le rôle joué par l’Église dans ces violences structurelles, le Conseil des affaires sociales est allé de l’avant avec la publication de Violence en héritage, document de réflexion pastorale sur la violence conjugale. Publié le 16 novembre 1989, quelques jours à peine avant l’attentat antiféministe du 6 décembre à l’École Polytechnique de Montréal, ce document brosse un portrait de la situation de la violence conjugale, propose des réflexions pastorales sur le cycle de la violence et présente aussi des voies de sortie aux rapports de pouvoir sexistes qui en sont la matrice, y compris dans l’Église. Bien accueilli par la presse francophone et anglophone du Québec, Violence en héritage stimule la réflexion des milieux chrétiens sur la violence : en 1990, la revue jésuite Relations, la revue féministe L’autre Parole et la revue dominicaine Communauté chrétienne publient des dossiers sur les diverses formes de violence, en écho à ce texte, tout comme à la tuerie de la Polytechnique.

Le document épiscopal s’attire cependant les critiques des autorités romaines qui ne cachent pas leur malaise de voir l’analyse féministe s’immiscer dans un texte endossé par les évêques québécois, lesquels s’empressent de rappeler que Violence en héritage n’a pas la prétention de revoir l’enseignement magistériel de l’Église mais avant tout de nourrir la réflexion et l’action des communautés chrétiennes face à la spirale de la violence. Les féministes chrétiennes demeurent elles aussi critiques de ce document, dont elles déplorent les insuffisances, notamment le refus catégorique des évêques d’analyser adéquatement le rôle du patriarcat ecclésial et des racines religieuses des violences faites aux femmes. En mars 1995, Relations consacre d’ailleurs un dossier à cet enjeu, lequel occupe une place prépondérante dans les réflexions et mobilisations de L’autre Parole et du Réseau Femmes et Ministères.

Prenant appui sur Violence en héritage, les répondantes diocésaines à la condition des femmes mettent sur pied une tournée d’animations et une démarche de réflexion qui se déploie dans diverses régions du Québec de 1990 jusqu’en 1993, puis de 1996 à 2005, entrecoupé d’un colloque provincial en 1995 en guise de bilan d’étape. Saluée par les groupes féministes, les autorités gouvernementales et les intervenants pastoraux, cette démarche montre des signes d’essoufflement au début des années 2000, faute d’un financement adéquat et d'appui institutionnel aux répondantes diocésaines à la condition des femmes.

Cet enjeu continue cependant d’être une pièce maîtresse des préoccupations pastorales de l’AECQ, qui réédite Violence en héritage en 2009 et adopte la même année une politique de prévention du harcèlement sexuel en milieu de travail.  En 2019, en marge des commémorations du 30e anniversaire de la tuerie de la Polytechnique, le Réseau des répondantes diocésaines à la condition des femmes publie Se souvenir pour mieux agir qui prolonge, actualise et même radicalise les intuitions et interpellations de Violence en héritage, à l’heure des mouvements de #MeToo et #ChurchToo et en contexte de critique des abus sexuels, spirituels et patriarcaux dans l’Église catholique.

 

Le refus de la pauvreté des femmes

Au début des années 1990, les inégalités socioéconomiques sont au cœur des réflexions et mobilisations féministes. C’est notamment ce qui ressort du Forum Pour un Québec féminin pluriel de 1992, et qui avait amené la FFQ à prioriser la lutte contre la pauvreté des femmes. Malgré leur intégration croissante au marché du travail, les femmes demeurent cantonnées à des ghettos professionnels et des postes subalternes, à temps partiel et souvent non-syndiqués, offrant des salaires et des conditions de travail très largement inférieurs à ceux offerts aux hommes, même pour un emploi identique. Sans oublier la surreprésentation des femmes parmi les personnes en situation de pauvreté, sans commune mesure avec leur poids démographique. La récession économique de 1990-1992 a eu un impact particulièrement néfaste sur les femmes seules et les familles monoparentales ayant une femme à leur tête, dont la situation économique s’est détériorée plus que n’importe quel autre groupe.

La marche Du pain et des roses

C’est dans ce contexte que la Fédération des femmes du Québec, alors présidée par Françoise David, prépare une mobilisation féministe d’envergure nationale qui marquera l’histoire des femmes au Québec : la marche Du pain et des roses. Tirant son nom d’une grève menée en 1912 par des ouvrières de l’industrie textile de la ville de Lawrence au Massachussetts, cette marche place l’enjeu de la pauvreté des femmes au cœur de ses mobilisations.

Les féministes chrétiennes sont encore une fois partie prenante des réflexions et engagements. En amont comme en aval de la marche Du pain et des roses, la théologienne Monique Dumais réfléchit aux liens entre genre et pauvreté, contribuant, avec d’autres, à une critique féministe des droits humains, « dont le caractère androcentrique place les intérêts des hommes dans la position neutre et universelle et qui marginalise ceux des femmes » note Denise Couture. Et qui demeure aveugle aux discriminations socioéconomiques auxquelles sont confrontées les femmes. C’est donc autour de l’idée de droits des femmes et celle de lutte à la pauvreté que se déploie cette marche.

 

 

Déjà engagées dans diverses luttes sociales et féministes, des religieuses de la communauté Auxiliatrices sont aux premières loges de cette mobilisation. C’est notamment le cas de Gisele Ampleman, membre du comité d’organisation de la marche et militante au Collectif québécois de la conscientisation, tout comme de Nicole Jetté, militante et bientôt porte-parole du Front commun des personnes assistées sociales du Québec, ainsi que Christiane Sibillotte, doyenne des marcheuses et militante de longue date dans diverses luttes pour la justice sociale. Des religieuses issues de nombreuses communautés religieuses prennent également part aux diverses mobilisations de la marche Du pain et des roses. Nombre d’entre elles sont d’ailleurs actives au sein de l’Association des religieuses pour les droits des femmes.

Les féministes chrétiennes de la base ne sont pas en reste - dont, au premier chef, les membres du Réseau des répondantes diocésaines à la condition des femmes, lesquelles ont joué un rôle décisif dans la mobilisation à l’échelle locale et régionale, comme elles le feront au cours des années subséquentes, à chaque édition de la Marche mondiale des femmes. Les répondantes interpellent aussi l’Église du Québec, à commencer par les évêques. Plusieurs d’entre eux appuient les revendications et prennent part aux rassemblements de la marche dans leurs diocèses respectifs, en compagnie des répondantes et des militantes féministes. Cette année-là, le Conseil des affaires sociales de l’AECQ signe un message du 1er mai intitulé Pour en finir avec la pauvreté chez les femmes et appuyant explicitement la marche Du pain et des roses.

 

La Marche mondiale du 17 octobre terminée, il nous faudra toutes demeurer vigilantes, solidaires et exiger que nos sociétés, nos gouvernements, nos chefs religieux tiennent compte de nos revendications et les intègrent dans leurs programmes sociaux, politiques, économiques et religieux. Femmes debout, femmes en marche, notre nombre et notre solidarité sont notre force. Audace, courage, ténacité et persévérance ouvrent des avenues nouvelles…. où nous avancerons pas à pas au rythme de la Marche mondiale.

- Olivette Côté, M.I.C, «Ensemble, machons!» , Reli-Femmes, no 39, juin 2000, p.3

 

Ils seront bientôt imités par certains de leurs homologues canadiens qui appuient l’année suivante une mobilisation féministe et syndicale pancanadienne dénonçant la pauvreté des femmes. Ce qui leur sera reproché par certains prélats et journaux catholiques conservateurs, en raison de la présence d’organismes pro-choix et favorables au mariage gai dans cette coalition féministe. Déjà tendue, la situation dégénère lors de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000. Galvanisées comme jamais, les chrétiennes se mobilisent pour prendre part à la marche et tentent d’obtenir l’appui de l’ONG Développement et Paix (D&P), connue pour ses solidarités envers les luttes menées par les femmes de l’hémisphère sud. Or, cette année-là, le président de la Conférence des évêques catholiques du Canada somme la direction de D&P de « cesser tout engagement auprès du Comité organisateur international de la Marche des femmes », en laissant sous-entendre que ledit comité soutient des «activités qui visent à favoriser l’avortement». Ce bras-de-fer épiscopal est un avant-goût des crises qui vont frapper l’organisme catholique au cours des décennies suivantes.

 

Une solidarité féministe sans frontières

Outre les gains bien concrets qu’ils ont généré pour les Québécoises et les Québécois – l’adoption de la Loi sur équité salariale en 1996, la création du réseau des centres de la petite enfance en 1997 et l’adoption d’une loi-cadre et de plans de lutte à la pauvreté (1999) – la marche Du pain et des roses et les marches mondiales des femmes subséquentes ont aussi stimulé le développement d’une solidarité sans frontières chez les féministes chrétiennes. Les congrès de L’Entraide missionnaire de 1996, de 2001 et de 2015 sont éloquents à ce propos, tout comme les textes parus dans L’autre Parole, Relations et Reli-Femmes à la même époque. Les critiques du néolibéralisme, du capitalisme, de l’extractivisme et de l’appauvrissement des femmes vont de pair avec des inquiétudes face à la montée des intégrismes et des fondamentalismes religieux et de leur agenda antiféministe.

 

Les rapports de pouvoir et de domination se déploient également sur les territoires, dans nos milieux de vie, nos quartiers, nos villages, nos communautés, au niveau de la langue, de la culture, des droits ancestraux des Premières Nations, dans nos espaces démocratiques, dans la répression des mouvements sociaux, etc. De ces multiples aspects et lieux de relations non égalitaires, plus n’est besoin de souligner que les femmes la plupart du temps en subissent de sérieux contrecoups. […] Ensemble, sœurs et frères en humanité, renverser l’idéologie patriarcale en affirmant que […] la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

- Marie-Paule Lebel, s.a., « De la promotion des femmes à la défense de leurs droits», Droits des femmes: des luttes toujours actuelles, 2015

 

Conjugués au virage intersectionnel de la Fédération des femmes du Québec, les débats sur la laïcité ont suscité un élargissement des solidarités des féministes chrétiennes, soucieuses des effets discriminatoires d’une laïcité falsifiée et identitaire sur les femmes issues des minorités religieuses. Le numéro 133 de L’autre Parole, paru en 2012 est éloquent à ce propos. Il fait écho, à sa manière, aux mobilisations de militantes féministes musulmanes comme Leila Bdeir et au changement de paradigme qu’il impulse au sein du mouvement des femmes au Québec. Le groupe de dialogue féministe islamo-chrétien Maria’M est une illustration de ces mutations, tout comme les divers engagements du Centre justice et foi dans les débats en faveur d’une laïcité inclusive, ouverte et pleinement démocratique.

Selon Élisabeth Garant, le mouvement des femmes est l’un des mouvements sociaux québécois ayant le mieux réussi à placer la prise en compte de la diversité au cœur de ses réflexions, solidarités et actions. Amorcée en 1992 lors du forum Pour un Québec féminin pluriel, cette prise en compte de la diversité amène la Fédération des femmes du Québec à être davantage attentive aux discriminations croisées auxquelles sont confrontées les femmes racisées et issues des minorités religieuses, ainsi qu’à prendre en compte le pluralisme des voix et des voies féministes au Québec afin de fédérer les femmes dans leur diversité. L’assemblée générale spéciale de 2009 de la FFQ est l’un des moments charnière de ce virage intersectionnel du mouvement féministe.

 

Pour aller plus loin

Denyse Baillargeon, Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité, 1910-1970, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2004, 376 p.

Collectif Clio, L'histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Montréal, Le Jour, 1992, 646 p.

Monique Dumais et Marie-Andrée Roy (dir.), Souffles de femmes. Lectures féministes de la religion, Montréal et Paris, Éditions Paulines et Médiaspaul, 1989, 239 p.

Micheline Dumont, Les religieuses sont-elles féministes ?, Montréal, Bellarmin, 1995, 204 p.

Marie-Andrée Roy, Les ouvrières de l’Église: sociologie de l’affirmation des femmes dans l’Église, Montréal, Médiaspaul, 1996, 420 p.

Martine Sevegrand, Les enfants du Bon Dieu : les catholiques français et la procréation au XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1996, 492 p.

Martine Sevegrand, « Avortement: retour sur le débat catholique (1970-1979) », Revue d’éthique et de théologie morale, no 285, mars 2015, 35-47

Denise Veillette, Les répondantes diocésaines à la condition des femmes. 25 ans d’histoire, Québec, Presses de l’Université Laval, 2 tomes, 2012-2015.

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Luttes écologistes

Promoteurs d'une écologie intégrale faisant la jonction entre justice sociale et sauvegarde de la biosphère, les chrétiens sociaux ont progressivement hissé les enjeux envrionnementaux à l'avant-plan de leurs engagements.

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Le rôle joué par les chrétiens dans la cause écologiste et la crise environnementale font l’objet de débats passionnés depuis une cinquantaine d’années. En 1967, l’historien étasunien Lynn White publiait un article coup de poing accusant le christianisme d’avoir joué un rôle décisif dans la crise environnementale, Dieu ayant placé l’homme au sommet de la création et invité Adam et Ève à être féconds et prolifiques, de même qu’à dominer la terre et ses créatures.

Cette polémique a eu un effet stimulant sur la réflexion théologique, historique et environnementale des chrétiens. Depuis lors, de nombreux travaux ont critiqué ou nuancé la thèse de Lynn White sur le rôle écologiquement néfaste du christianisme, en mettant en évidence certaines figures inspirantes et certains pionniers chrétiens de l’écologie.

Ces réflexions n’ont pas épargné le Québec, où des biblistes comme Robert David et Jean Duhaime, des théologiens comme André Beauchamp et Monique Dumais, des sociologues comme Jean-Guy Vaillancourt et des écologistes comme Pierre Dansereau et Estelle Lacousière réfléchissent à ces questions. Même si on peut les considérer comme des pionniers d’une prise de conscience écologiste au Québec, il n’y a pas de phénomène de génération spontanée, comme les historiens se plaisent à le rappeler, tout mouvement d’idées étant préparé de longue date.

Une « préhistoire » de l’écologie chrétienne

Certains n’hésitent pas à voir en François d’Assise l’une des figures chrétiennes les plus inspirantes dans sa manière d’établir des relations fraternelles avec les divers êtres de la biosphère. Non sans raison, Jean-Paul II en a fait le saint patron des écologistes en 1979. Le pape François s’est quant à lui inspiré du Cantique des créatures du povorello d’Assise pour « baptiser » son encyclique écologiste Laudato si. Il serait cependant abusif de voir en saint François un précurseur de l’écologisme moderne, même si ce dernier était éminemment critique de la société marchande qui se développait alors dans son Ombrie natale.

En Occident, c’est au milieu du 19e siècle que se développe un nouveau rapport à la nature dont on découvre à la fois la brutalité, la fragilité et les limites, à la suite de Darwin et de son Origine des espèces. Le monde catholique accuse alors un retard sur les pays protestants qui adoptent les premières mesures de protection de l’environnement et les premières lois condamnant la cruauté contre les animaux. Une transformation des mœurs et des idées est cependant en cours dans le monde catholique, lequel s’éloigne alors de la philosophie mécaniste de René Descartes[1] pour revenir à la pensée de Thomas d’Aquin. Alors que le premier voyait l’Univers et l’animal comme de vulgaires « machines » dénuées d’âme et de sensations, le second considère l’animal comme un être sensible et la plante comme un être animé par une force vitale la poussant à prospérer. Ces transformations de la théologie catholique vont de pair avec l’essor du Romantisme, une sensibilité artistique qui valorise l’intuition, l’émotion et l’immersion dans la nature comme « remèdes » à une vie moderne jugée aliénante. Le tout coïncidant avec la critique des effets néfastes du capitalisme industriel sur la vie humaine, animale et végétale. Et avec un renouveau de la spiritualité franciscaine.

 

 

Pays de colonisation couvert de forêts abondantes, le Canada est néanmoins rapidement frappé par diverses crises environnementales. Dès les années 1870, certaines régions du Québec sont déjà confrontées à une déforestation avancée qui amène dans son sillage inondations, feux de broussailles et même désertification. Quelques naturalistes chrétiens comme l’abbé Léon Provancher commencent alors à alerter les agriculteurs et les marchands de bois sur les dangers de la déforestation, affectant la biodiversité, le débit des cours d’eau, le climat (sécheresses) et le bien-être des animaux de ferme et provoquant l’érosion des sols. Une Société pour le reboisement de la Province de Québecest fondée en 1873, suivie de près par la création de la Fête des arbres, à l’initiative du seigneur-député de Lotbinière et futur premier ministre du Québec, Henri-Gustave Joly. Des agronomes comme Jean-Charles Chapais jettent alors les bases de la sylviculture qui sera éventuellement reprise en main par le gouvernement du Québec. Les premiers parcs nationaux québécois sont fondés à la même époque. On encourage aussi la conservation et l’aménagement scientifique des érablières et boisés de ferme, dans une optique de «développement durable».

 

Nos forêts si vastes, si riches, si densément boisées disparaissent à vue d’œil sous la hache aveugle de notre imprévoyant cultivateur. On le croirait parfois pris d’une espèce de furie pour faire disparaitre toute trace de végétation forestière. C’est à tel point qu’en plusieurs endroits […] l’on est obligés d’aller chercher le combustible pour nos rudes hivers à des 5, 6 ou 7 lieues. Qu’en sera-t-il dans 20 ans, 30 ans, 40 ans d’ici?

- Léon Provancher, Les oiseaux insectivores et les arbres d'ornement et forestiers (1874)

 

Des journaux agricoles comme La Gazette des Campagnes et des écoles d’agriculture comme celles d’Oka et de La Pocatière font aussi la promotion de saines pratiques agricoles afin de favoriser le rendement des terres et du cheptel, tout en limitant l’épuisement des sols et en veillant au bien-être des animaux. Des cercles agricoles – lointains ancêtres des coopératives – diffusent ces connaissances auprès des cultivateurs, tout en facilitant l’achat en commun de semences et d’instruments aratoires.

On chercherait en vain une réflexion théologique sur l’écologie et une remise en question du mode de production capitaliste : la préoccupation est ici purement nationaliste et pastorale. Il s’agit avant tout d’endiguer l’exode rural vers les villes manufacturières du nord-est des États-Unis en « domestiquant » le mode production pour ne pas épuiser trop rapidement les ressources naturelles et prévenir l'appauvrissement des cultivateurs canadiens-français. Ce qui n'est pas sans rappeller, toutes porportions gardées, les efforts analogues déployés par l'agronome afro-américain George Washington Carver auprès des fermiers noirs du Sud des États-Unis afin de conjuguer protection de l'environnement et empowerment socio-économique. Et aussi ceux déployés par la National Catholic Rural Life Conference auprès des agriculteurs catholiques du Midwest étasunien.  

 

L’écologie passe par les jeunes

N’ayant pas réussi à endiguer l’exode massif des Canadiens français vers les centres industriels canadiens et étasuniens, les élites clérico-nationalistes fondent de grands espoirs sur la jeunesse. Au 19e siècle, les promoteurs de la conservation des richesses naturelles misaient déjà sur l’école, où la Fête des arbres était célébrée avec faste et où des jardinets scolaires sont implantés au détour du 20e siècle. C’est par le scoutisme, les Cercles des jeunes naturalistes et les colonies de vacances que plusieurs générations de Québécois seront sensibilisées aux beautés et à la fragilité de la nature. La Flore laurentienne du frère Marie-Victorin devient le livre de chevet des naturalistes en herbe qui campent en pleine nature, consignent leurs observations dans de petits calepins et rapportent fleurs et feuilles séchées pour les coller dans leurs herbiers. Les collèges classiques et couvents se dotent alors de « cabinets » d’histoire naturelle, ces collections de minéraux, de plantes séchées et d’animaux empaillés qui faisaient la fierté des maisons d’enseignement d’autrefois.

C’est dans ce contexte que se développement les sciences naturelles au Québec, à l’initiative du frère Marie-Victorin (1885-1944), mort précocement à l’âge de 59 ans. Ses étudiants Jacques Rousseau et Pierre Dansereau jetteront les bases de l’écologie et des sciences de l’environnement au Québec. Bientôt suivis par d’autres figures chrétiennes comme Estelle Lacoursière, religieuse ursuline, botaniste et écologiste, et André Beauchamp, prêtre et écologiste. Ces derniers jetteront d’ailleurs les bases de l’éducation relative à l’environnement au Québec.

 

L’émergence d’une écologie radicale

C’est dans les années 1970 et 1980 que le mouvement écologiste contemporain se développe. Issues de la contre-culture et de courants socialistes, des voix s’élèvent pour remettre en question le mode de production capitaliste et ses effets toxiques sur la biosphère. Pendant que les hippies prônent l’amour libre et le retour à la terre, des scientifiques et des économistes originaires de 52 pays, membres du Club de Rome, publient Les Limites à la croissance – un rapport qui fera époque. En 1971, les écologistes (et militants indépendantistes) Marcel Chaput et Tony Le Sauteur attirent l’attention sur la pollution de l’eau, de l’air et des sols. Intitulé Dossier pollution, la publication de cet ouvrage est un moment charnière dans l’histoire de l’écologie politique au Québec, tout comme le sera Le Défi écologiste de Michel Jurdant, paru en 1984. Le mouvement écologiste québécois se structure au même moment, certains courants se rapprochant des thèses radicales de l’écologie profonde. Les revues chrétiennes ne sont pas en reste, plusieurs d'entre elles multipliant les dossiers et prises en position en faveur d'une transformation en profondeur de nos relations avec la biosphère et tous les êtres qui l'habitent. Et ce, dès le milieu des années 1980.

 

Vers un écologisme chrétien

Paul VI donne le ton le 1er juin 1972 : l’année même de la publication du rapport du Club de Rome, le pape prononce un discours remarqué à la Conférence des Nations unies sur l’environnement dans lequel il met en garde contre les mirages du progrès, rejette les solutions purement techniques à la crise environnementale et en appelle à « une prise de conscience de la nécessité d’un changement radical des mentalités » afin de sauvegarder le « patrimoine biologique commun » de l’humanité. Le Vatican n’en restera pas là : entre son élection (1978), le Rapport Brundtland (1987) et le Sommet de la Terre de Rio en 1992, le pape Jean-Paul II a signé 132 déclarations, messages et publications sur l’écologie – une tendance qui s’est accélérée dans les onze dernières années de son pontificat et que n’ont pas récusée ses successeurs Joseph Ratzinger et Jorge Bergoglio. Les évêques du Québec multiplient eux aussi les prises de position sur les questions environnementales, Mgr Gérard Drainville (Amos) et Mgr Bertrand Blanchet (Rimouski) étant les plus prolifiques.

 

Les hommes commencent aussi à saisir une dimension nouvelle et plus radicale de l’unité en découvrant que les ressources, les précieux ensembles d’air et d’eau indispensables à la vie, la petite et fragile « biosphère » de tout ce qui vit sur terre, ne sont pas illimités, mais qu’ils doivent, au contraire, être conservés et préservés comme le patrimoine unique de l’ensemble de l’humanité. [...] On ne voit pas comment les nations riches pourraient prétendre accroître leurs propres revendications matérielles si la conséquence pour les autres en est, soit de rester dans la misère, soit de risquer la destruction éventuelle des bases physiques de la vie planétaire. Ceux qui sont déjà riches doivent donc accepter des styles de vie moins matérialistes, entraînant moins de gaspillage, afin d’éviter la destruction du patrimoine qu’ils sont appelés à partager en toute justice avec tout le reste de l’humanité.

- Synode sur la promotion de la justice dans le monde,  Justitia in mundo, 1971, nos 9 et 73.

 

Publié en 1973, le livre La Terre des hommes et le paysage intérieur de l’écologue québécois Pierre Dansereau porte l’empreinte de ces signes des temps. Dans cet ouvrage, l’élève des jésuites et le collaborateur du frère Marie-Victorin s’efforce de réintroduire l’être humain dans la nature, non sans plaider en faveur d’une exigeante éthique de l’environnement et d’une critique du mode de vie occidental. Il développe alors la notion d’austérité joyeuse, préfigurant la simplicité volontaire dont Serge Mongeau et Dominique Boisvert se feront les promoteurs au début des années 2000.

 

 

On retrouve la même posture chez le prêtre et théologien André Beauchamp – un même souci de concilier souci pour la personne humaine et protection de l’environnement au profit des générations futures et au service du bien commun. Ce dernier mènera une brillante carrière d’expert en environnement, tantôt au ministère de l’Environnement, tantôt au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, tantôt à titre de consultant, tantôt dans son ministère presbytéral, où il s’est efforcé d’éduquer ses concitoyens, ses coreligionnaires et les décideurs politiques à l’urgence de civiliser le développement et de sauvegarder la biosphère.

 

Des critiques de l’écologie radicale à l’engagement environnemental

Comme c’est le cas ailleurs dans le monde, la thèse de Lynn White sur les racines judéo-chrétiennes de la crise environnementale stimule la réflexion des théologiens québécois. Dans la revue Relations de septembre 1970, le jésuite Irénée Desrochers répond à la thèse de White, tout en critiquant sans ménagement le colonialisme, le capitalisme, l’idéologie du progrès technoscientifique, le mythe de la croissance infinie, de même que la résistance des grands intérêts économiques au changement de paradigme proposé par les écologistes. Ces critiques de la thèse de White stimuleront les réflexions des biblistes Robert David et Jean Duhaime qui jetteront ainsi les bases d’une exégèse écologique de la Bible dont le livre Les pages vertes de la Bible du pasteur protestant David Fines et du théologien catholique Norman Lévesque sont l’aboutissement.

 

L’homme, de plus en plus exposé dans son propre corps aux ravages terribles du cancer, devient à son tour le cancer de la terre. Nous la faisons déjà, la guerre chimique et bactériologique: nous sommes en train de commettre le génocide d’un grand nombre d’espèces vivantes. […] Tant que, dans notre « société de consommation », nous ac­cepterons qu’on nous lave le cerveau sur la courroie sans fin de la publicité des grands media, pour nous persuader que la possession immédiate de toutes ces « choses » est nécessaire au « bonheur », nous, les consommateurs naïvement imbéciles, nous soutiendrons les producteurs dans l’exploitation irresponsable des richesses naturelles.

- Irénée Desrochers, SJ, Relations, septembre 1970

 

 

 

La thèse néomalthusienne des écologistes Paul et Anne Ehrlich – selon lesquels il faudrait appliquer des politiques agressives de contrôle des naissances afin de protéger les écosystèmes, fragilisés selon eux par la surpopulation humaine – est quant à elle scrutée avec attention dans l’édition de juillet-août 1974 de Relations où le jésuite Julien Harvey et l’éthicien Guy Bourgeault montrent les préjugés de classe, le racisme feutré (sinon décomplexé) et l’eugénique soft[2] qui se cachent « derrière » les thèses populationnistes et l’appel au contrôle radical des naissances (des plus pauvres, évidemment) mis de l’avant par les auteurs de la Bombe P. Attentifs à la situation des pauvres de l’hémisphère sud pour lesquels la natalité n’est guère un choix mais avant tout une question de survie, ils mettent en exergue le néocolonialisme des grandes puissances à l’égard des pays en voie de développement: pensons ici aux propos méprisants du président français Emmanuel Macron associant la pauvreté des femmes africaines à leur « surnatalité ».

Pour les écologistes chrétiens, humanisme et écologisme, justice sociale et justice environnementale, souci pour les pauvres et pour les écosystèmes fragiles peuvent et doivent aller main dans la main. Et qu’il faut donc atténuer le fossé entre culture et nature, entre l’humanité technicienne et la nature sauvage (la wilderness des écologistes anglo-saxons). Bref, réintroduire l’être humain dans la nature, tout en faisant de cet animal pensant, croyant et priant créé à l’image de Dieu un cocréateur, un intendant et un protecteur de la création divine. Dans une optique de solidarité intergénérationnelle, de solidarité sociale et de solidarité internationale, les ressources de la biosphère étant un bien commun universel qui doivent être exploitées avec prudence et sagesse, en pensant aux générations futures, de même qu'aux conséquences de nos actes sur les pauvres et les peuples des pays en voie de développement.

 

Le débat nucléaire

Comme ailleurs dans le monde, le débat sur l’énergie nucléaire s’invite au Québec dans les années 1970, alors que le Parti québécois de René Lévesque fait la promotion du développement de centrales nucléaires (contrairement au Parti libéral de Robert Bourassa, farouchement attaché à l’hydroélectricité et qui vient d’ailleurs de signer la Convention de la Baie-James avec les Cris et les Inuit). Ce débat trouve écho dans les pages de la revue Relations en 1977, qui lui consacre un dossier somme toute équilibré même si on sent bien que l’équipe éditoriale se range dans le camp des adversaires à l’option nucléaire – en tout cas de ceux qui doutent de son innocuité.

Au Québec, l’opposition au nucléaire est portée par le Regroupement pour la surveillance du nucléaire et l’Alliance Tournesol. Déjà actifs dans les mouvements pacifistes de cette époque et dans la lutte aux armements nucléaires, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à s’être mobilisés contre la construction de la centrale nucléaire de Gentilly. Selon Normand Beaudet, directeur du Centre de ressources sur la non-violence, les passerelles étaient nombreuses entre les luttes de la mouvance sociale chrétienne et les luttes antinucléaires. C’est notamment le cas de membres de La Pierre vivante, la communauté ecclésiale de base animée par le franciscain Pierre Bisaillon dont les membres étaient engagés dans des luttes antimilitaristes, tout en étant proches de l’Alliance Tournesol.

Ces trois dossiers consacrés à des questions environnementales sont annonciateurs d’une tendance lourde qui ira en s’accroissant dans les pages de la revue jésuite au cours des années 1980, après l’arrivée d’André Beauchamp dans le groupe de collaborateurs de Relations.

 

La vitalité écologique du monde forestier

Occupant une place de choix dans la vie économique et l’imaginaire collectif des Québécois, la forêt est au cœur des réflexions et mobilisations des chrétiens sociaux. Dès le milieu du 19e siècle, des prêtres naturalistes comme Léon Provancher, des agronomes ultramontains comme Édouard Barnard et Jean-Charles Chapais et des sylviculteurs protestants comme Henri-Gustave Joly jettent les bases de la conservation des forêts. C’est dans ce contexte que Mgr Joseph-Clovis-Kemner Laflamme, déjà membre de l’Association forestière canadienne, cofonde en 1910 l’école forestière de l’Université Laval, dont il a été le recteur à deux reprises. S’efforçant de conjuguer occupation du territoire et exploitation durable des forêts face à l’appétit vorace des colons et des Lumber Barons, les forestiers sociaux proposent diverses utopies et stratégies pour civiliser le capitalisme agroforestier, qu’il s’agisse de réserves cantonales ou de coopératives forestières.

 

 

Portée par une longue tradition d’engagement, l’écologie forestière occupe une place significative dans les pages de la revue Relations. Connue pour ses engagements sur les questions syndicales, coopératives et sociales, cette publication s’intéresse dès 1948 aux enjeux forestiers dans une perspective de « développement durable ». Bien que publiée à Montréal, la revue Relations est sensible aux réalités des régions minières et agroforestières du Québec, à la faveur des Semaines sociales du Canada animées par les jésuites dans diverses villes de la province entre les années 1920 et le début des années 1960. Cette sensibilité aux réalités socioéconomiques du terroir est au cœur des réflexions de la revue, en réaction à la violence institutionnelle des technocrates de l’État québécois lors de la fermeture de villages de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dans les années 1970. Attentive aux mobilisations déployées lors des Opérations Dignité ayant dénoncé ce déracinement forcé, l’équipe de Relations s’intéresse à l’exploitation forestière dans le nord-ouest du Québec, en écho à une lettre pastorale publiée par les évêques de cette région, en 1980.

Les contrastes saisissants entre l’enrichissement des pôles urbains et l’appauvrissement des villages de l’arrière-pays seront au cœur d’une série de dossier percutants de la revue Relations publiés entre 1988 et 1994. Intitulés « Un Québec cassé en deux », ces dossiers s’intéressent autant aux dimensions écologiques que socioéconomiques de ces clivages entre le Québec urbain et celui des régions. Cette attention aux réalités du territoire, à ses factures et aux blessures des hommes et des femmes qui l’habitent auront une influence marquante sur le jésuite Guy Paiement. Prophète du pays réel, Paiement a été l’animateur des Journées sociales du Québec jusqu’à son décès en 2010. Point de ralliement des chrétiens sociaux des dernières décennies du 20e siècle, les JSQ ont fait de l’enracinement régional, de l’attention aux injustices socioéconomiques et du souci pour les questions environnementales des préoccupations transversales.

Pour une agriculture soutenable et écoresponsable

Le monde agricole est également au centre d’une réflexion éthique et pastorale. Dans une lettre pastorale publiée en 1985, l’évêque d’Amos, Mgr Gérard Drainville, plaide en faveur d’une transformation de la production agricole, alors en plein processus d’industrialisation, de (sur)spécialisation et de financiarisation capitaliste. Attentif aux souffrances qui accablent les producteurs agricoles, de même qu’aux conséquences néfastes de ce mode de production sur l’environnement, il plaide en faveur d’une agriculture à échelle humaine et écoresponsable, attentive aux fragilités de l’eau, des sols et des animaux, de même qu’à celle des êtres humains qui vivent de la terre ou qui se nourrissent de ses fruits.

Quinze ans plus tard, il publie un deuxième texte sur cet enjeu, constatant l’ampleur des défis qui continuent de peser sur le monde rural québécois. Favorables à un nouveau pacte avec le monde rural, dans une optique de développement durable et de soldarité interrégionale, les évêques catholiques du Québec seront des membres actifs d’organismes tels que Solidarité rurale et Tous ruraux. Tout comme d’ailleurs un grand nombre de chrétiennes et de chrétiens qui réfléchissent aux périls et défis de l'agriculture au Québec, à l'heure des accords de libre-échange, des pesticides et des OGM, tout en s'engageant en faveur d'autres manières de produire et de consommer, soucieuse du bien-être des êtres humains et de tous les êtres de la biosphère. 

 

Vers une pastorale « écologiste»

En 1981, les évêques catholiques du Québec publient la lettre pastorale Les chrétiens et l’environnement dont André Beauchamp avait rédigé la première version. Dix ans plus tard, une nouvelle version de la lettre, revue et bonifiée, est publiée dans le cadre du 100e anniversaire de Rerum novarum. Elle reprendra d’ailleurs la déclaration forte sur l’écologie que le pape Jean- Paul II avait faite dans son encyclique Centesimus annus célébrant ce centenaire.

 

À côté du problème de la consommation, la question de l'écologie, qui lui est étroitement connexe, inspire autant d'inquiétude. L'homme, saisi par le désir d'avoir et de jouir plus que par celui d'être et de croître, consomme d'une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. À l'origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L'homme, qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela s'accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n'avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut développer mais qu'il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l'œuvre de la création, l'homme se substitue à Dieu et, ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui.

- Jean-Paul II, Centesimus annus, 1er mai 1991, no 37

 

 

Cette même année, à l’occasion de ce centenaire, se tient à l’Université Laval un colloque sur la question ouvrière. Colloque où les questions écologiques occupent une place non négligeable avec les communications d’André Beauchamp et de Mgr Gérard Drainville, « l’évêque écolo » interviewé par Le Devoir en mars 1991. Cette jonction entre question sociale et question environnementale, entre le cri des pauvres et celui de la Terre, est manifeste dans le message du 1er mai 2001 publié par le Conseil des affaires sociales de l'Assemblée des évêques catholiques du Québec, 20 ans après la lettre Les chrétiens et l’environnement. Publié à l’occasion de la Fête internationale des travailleurs, ce message préfigure l’écologie intégrale qui sera au cœur de l’encyclique Laudato si du pape François.

À l’aube de la décennie 2000, des écologistes chrétiens comme André Beauchamp s’impatientent de la lenteur de l’Église catholique à mettre l’écologie au centre de l’agir ecclésial, présageant l’appel à la conversion écologique qui sera au cœur de l’encyclique Laudato si. Le retard sur les Églises protestantes et orthodoxes est alors considérable, sans oublier les initiatives pionnières de prélats « indigénistes » latino-américains comme Samuel Ruiz, évêque du Chiapas (Mexique) qui a mis en place une pastorale de la Terre Mère dans son diocèse dès les années 1970.

S’inspirant d’expériences pionnières dans certains diocèses italiens et allemands, le théologien Norman Lévesque plaide en faveur d’une authentique pastorale de la Création. Un projet en ce sens sera mis en place dans son diocèse d’appartenance, celui de Saint-Jean-Longueuil. Ce virage écolo de la pastorale ira en s’accroissant dans le sillage de la publication de l’encyclique Laudato si qui favorise la création d’outils d’animation, de ressources liturgiques et de moments de prière centrés sur la sauvegarde de la création.

 

Vers une éthique et une spiritualité chrétiennes de l’environnement

La publication du Rapport Brundtland en 1987, de même que les préparatifs du Sommet de la Terre de Rio en 1992 stimulent la réflexion sur l’éthique de l’environnement. Des éthiciens chrétiens comme Guy Durand, Guy Bourgeault et André Beauchamp sont au cœur des réflexions, tantôt dans les pages de la revue Relations dont ils sont des proches collaborateurs, tantôt dans les Cahiers de recherche éthique publiés par les éditions Fides. Nommé président du Bureau d’audiences publiques en environnement en 1980 (poste qu’il occupe jusqu’en 1987, puis de nouveau en 1999-2000 lors du BAPE sur l’eau), André Beauchamp développe une réflexion approfondie sur l’éthique environnementale.

Toute une constellation de mouvements écologistes se développe au tournant du 21e siècle. C’est dans ce contexte que Marie-Andrée Michaud, Rachel Jetté et Jean-Marie Berlinguette fondent l’organisme Terre sacrée afin de favoriser le développement d’une spiritualité environnementale à même de nourrir l’engagement des militants écologistes. André Beauchamp contribue lui aussi au développement de la spiritualité de l’environnement, d’abord par ses publications sur le sujet, puis par les conférences qu’il prononce et les retraites qu’il anime auprès des communautés chrétiennes.

De leur côté, les féministes chrétiennes de L’autre Parole élaborent toute une réflexion sur l’écoféminisme à partir des travaux pionniers de théologiennes de la libération telles que Rosemary Radford Ruether et Ivone Gebara.

De la réflexion à l’engagement politique

En marge de ces réflexions, les écologistes chrétiens s’engagent concrètement et de diverses manières afin de mettre l’avenir de la planète au cœur de leurs actions. Né de l’initiative d’une jeune chrétienne à la Maison St. Columba's de l’Église-Unie en 2006, le mouvement des Églises vertes se structure trois ans plus tard. Devenu œcuménique la même année, il accompagne les paroisses et les communautés chrétiennes dans leur processus de certification – et de conversion – écologique.

L’engagement écologiste des chrétiens est aussi politique. S’inspirant de la perspective mise de l’avant par l’écologiste Laure Waridel dans Acheter c’est voter, André Beauchamp invite ses coreligionnaires à jeter un regard critique sur les produits qu’ils consomment et à adopter des comportements socialement et écologiquement responsables. De la consommation responsable à la conversion radicale de notre mode de vie, il n’y a qu’un pas que plusieurs chrétiens franchissent alors allègrement. Cofondateur du Réseau québécois de la simplicité volontaire, Dominique Boisvert plaide en faveur d’un arrachement à l’étouffant carcan productiviste et consumériste dont nous sommes tous prisonniers.

Élaboré par Ivan Iilitch, ex-prêtre catholique devenu le grand penseur de la contre-productivité et de la convivialité, l’enjeu de la décroissance occupe une place importante dans les réflexions de la revue Relations. Des communautés utopiques voient le jour afin d’adopter un mode de vie écoresponsable. D’autres projets sont mis en place afin de faire le lien entre la justice sociale, l’agriculture biologique et la consommation écoresponsable : pensons ici à la ferme Berthe-Rousseau soutenue par les jésuites, ou encore à la ferme D3Pierres fondée par Rachel Jetté et soutenue par les Sœurs de Sainte-Croix.

 

 

À l’heure des luttes contre le néolibéralisme et la mondialisation, les écologistes chrétiens passent volontiers du local au global. Inextricablement liées l’une à l’autre, les crises humanitaires et environnementales sont au cœur des réflexions et engagements de L’Entraide missionnaire, tout comme d’ailleurs des campagnes de solidarité et des projets soutenus par Développement et Paix.

Les écologistes chrétiens sont également partie prenante des mobilisations climatiques en cours dans le sillage de la signature du Protocole de Kyoto. Diverses déclarations ecclésiales et interreligieuses vont alors dans ce sens. Alors qu’un débat fait rage au Québec à propos de l’exploitation du gaz de schiste et de la création d’une centrale thermique dans le sud-ouest du Québec, les 37 communautés religieuses membres du Regroupement pour la responsabilité sociale des entreprises exercent des pressions financières et politiques sur le gouvernement et les promoteurs du projet qui font finalement marche arrière. Cinq ans plus tard, le RRSE se joint aux mouvements sociaux demandant au gouvernement québécois d’imposer un moratoire du l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. Solidaires du mouvement en faveur du désinvestissement des combustibles fossiles, le RRSE plaide en ce sens auprès des communautés religieuses, en cohérence avec l’interpellation du pape François dans le sillage de Laudato si.

Sensibilisés à l’enjeu des changements climatiques, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à avoir pris part aux mobilisations écologistes, et ce, tant au Québec que dans les pays où avaient lieu les rencontres de la COP, la Conférences des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques - celle de Paris en 2015, notamment.

 

Longtemps portée à bout de bras par des chrétiennes et chrétiens mobilisés mais isolés, les luttes écologistes semblent être enfin plus présentes dans les engagements des diverses Églises chrétiennes.

 

Pour aller plus loin

Éric Baratay, L’Église et l’animal, Paris, Cerf, 1996, 384 p.

André Beauchamp, Introduction à l'éthique de l'environnement, Montréal, Éditions Paulines, 1993, 222 p.

André Beauchamp, L’eau et la terre me parlent d’ailleurs. Une spiritualité de l’environnement, Montréal, Éditions Novalis, 2010, 224 p.

Guy Bourgeault, « L’avenir d’un monde fini. Jalons pour une éthique du développement durable », Cahiers de recherche éthique, no 15, Montréal, Fides, 1990, 203 p.

Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras, Histoire des sciences au Québec, Montréal, Éditions Boréal, 2008, 536 p.

David Fines et Norman Lévesque, Les pages vertes de la Bible, Montréal, Éditions Novalis, 2012, 320 p

Étienne Grésillon et Bertrand Sajaloli, « L’Église verte ? La construction d’une écologie catholique : étapes et tensions », Vertigo, vol. 15, no 1 (2015).

Yves Hébert, Une histoire de l’écologie au Québec, Montréal, Éditions GID, 2006, 477 p.

Norman Lévesque, Prendre soin de la création. Un guide pastoral pour passer à l’action, Montréal, Éditions Novalis, 2014, 104 p.

Isacco Turina, « L’Église catholique et la cause de l’environnement », Terrain: Anthopologie et Sciences humaines, no 60, (2013), 30-35

Jacques Tremblay, (dir.), « Écologie et environnement », Cahiers de recherche éthique, no 9, Montréal, Fides, 1983, 147 p.

[1] C’est dans le contexte des débats sur l’immortalité de l’âme humaine que l’Église catholique s’est ralliée à la philosophie de Descartes dont le cogito (Je pense donc je suis) permettait de reconnaître que l’homme est le seul être pensant – et par extension : croyant – de la création divine.

[2] Ces préjugés de classe et de race ont été mis en lumière par les travaux récents sur la stérilisation forcée des femmes autochtones au Canada et des femmes afro-américaines aux États-Unis, ou encore les avortements forcés pratiqués par des médecins français sur des femmes indigènes à l’île de La Réunion.

 

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Luttes ouvrières

Les luttes ouvrières occupent une place de choix dans l'histoire du christianisme social, des cercles d'études aux prêtres-ouvriers, des mouvements d'Action catholique à la CTCC-CSN et des Chrétiens pour le socialisme aux Politisés chrétiens.

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

L'histoire des relations entre le christianisme et le monde ouvrier est porteuse d'images floues et stéréotypées. Tout un imaginaire social conserve un souvenir amer d'une Église catholique farouchement anticommuniste prêchant l'abnégation et le renoncement à des ouvriers apparemment « nés pour un petit pain », auxquels on enseignait à être reconnaissants envers leurs patrons.

Or, à cette image sombre on peut en opposer une autre: celle de syndicalistes – et de socialistes ! – chrétiens comme Michel Chartrand et Pierre Vadeboncœur. Celle des grévistes d’Asbestos appuyés par l’archevêque de Montréal, immortalisés dans la pièce Charbonneau et le Chef, laquelle est fréquemment montée et jouée au théâtre Jean-Duceppe depuis 1971. Celle, enfin, des coopératives, des prêtres-ouvriers et de tous ces mouvements d’Action catholique ayant contribué à la dignité et l’empowerment des travailleuse et travailleurs, de même qu’à la vitalité des quartiers populaires.

Centrant son attention sur l’histoire de la Centrale des syndicats nationaux (CSN) et de son ancêtre la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ce dossier entend brosser une vue d’ensemble des liens complexes entre le christianisme social et le mouvement ouvrier au Québec.

 

Arrière-plan historique

Il faut attendre les années 1890 pour voir émerger un christianisme social véritablement critique à l’égard du libéralisme économique et du capitalisme industriel. La publication de l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII galvanise l'engagement des chrétiennes et chrétiennes qui dénonçaient depuis des années les conditions de vie misérables et les conditions de travail inhumaines de la classe ouvrière. Des prêtres et des laïcs, des religieuses et des chrétiennes engagées prennent alors ouvertement position en faveur du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et des ouvrières. C’est dans ce contexte que seront fondés des syndicats catholiques, des coopératives, des cercles d’études et groupes de réflexion (l’École sociale populaire, par exemple) afin d’améliorer le sort des travailleurs et de lutter contre les injustices du capitalisme industriel.

 

On est parfois tentés de maudire la division sociale du travail et l'invention des machines, quand on voit à quel état elles ont réduit des milliers d'êtres humains […] Tous ces engins de l’industrie détruisent et brutalisent ce qu’il y a de plus noble dans l’ouvrier, son intelligence. Il n’est plus qu’une chose qu’on exploite sans pitié, il diffère à peine de l’engin qu’il manœuvre, l’un qu’on alimente de houille et d’eau, l’autre de pain et de viande, machine qu’on met au rencart sans plus de souci, quand elle est avariée pr la maladie et la vieillesse. 

- François Gohiet, OMI, Conférences sur la question ouvrière données à l'église Saint-Sauveur de Québec, 1892, p. 26-27

 

Reconnaissant aux ouvriers le droit de s’associer et de lutter pour la défense de leurs droits, le pape Léon XIII, dans son encyclique Rerum novarum, demandait aux patrons de faire preuve de bienveillance et de justice envers leurs ouvriers. À ses yeux, l’État ne saurait manquer à ses responsabilités : la classe politique a donc le devoir de lutter contre les abus de toutes sortes commis par les patrons. L’Église ne rejette pas pour autant la propriété privée : dans Rerum novarum, Léon XIII en fait même un droit inaliénable de l’être humain. Les ouvriers ne sauraient donc voler leurs employeurs, ni détruire leurs machines, ni occuper leurs usines, ni en appeler à la lutte armée et au renversement violent de l’ordre social. Pour le pape, patrons et ouvriers ne sont pas des ennemis : s’ils le sont devenus, c’est parce que le libéralisme encourage l’individualisme et l’égoïsme, contribuant ainsi à l’affaiblissement de l’esprit évangélique. L’Église rejette donc la notion de lutte des classes promue par les socialistes, de même que la notion de non-interventionnisme étatique chère aux libéraux. À l’individualisme des libéraux et à la lutte des classes des socialistes, l’Église oppose une socio-économie fondant de grands espoirs sur le paternalisme des patrons, la responsabilité sociale des chefs d’État et la mise en place de relations plus fraternelles entre industriels et ouvriers, à travers la création de comités paritaires et de comités d’usines inspirés du corporatisme.

 

 

Le syndicalisme « mou » de la CTCC

Approuvé par le pape Pie XI, ce type de syndicalisme a été promu par les jésuites de l’École sociale populaire à partir des années 1920. C’est en fonction de ce modèle que l’Église encourage la fondation d'une centrale syndicale officiellement catholique, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), dans le sillage de la création de quelques syndicats catholiques au cours des années précédentes. Le syndicalisme de la CTCC s’inscrit dans la tradition du corporatisme, en ce sens qu’il peut être considéré comme une recherche d’alternatives à la lutte des classes, en favorisant le rapprochement entre patrons et ouvriers.

La stratégie syndicale de la CTCC repose en effet sur l'engagement du clergé en tant que médiateur dans les conflits de travail. Les clercs et évêques utilisent en effet leur influence morale pour mettre un terme aux grèves, tantôt en convaincant les industriels de répondre aux demandes des travailleurs, tantôt en invitant les syndiqués à revoir à la baisse leurs demandes. On est assez loin du syndicalisme de combat, tel que préconisé par les syndicats d’inspiration socialiste ou communiste. Ce genre de paternalisme catholique fut très présent à la Pulperie de Chicoutimi, usine de pâtes et papiers fondée en 1896 par Julien-Édouard-Alfred Dubuc. Les relations entre l’Église et Dubuc étaient en effet très cordiales, ce qui laisse croire que le clergé n’a pas toujours défendu les intérêts des ouvriers de la Pulperie. Certes, Dubuc se montrait beaucoup plus respectueux des droits de ses travailleurs que ses compétiteurs comme William Price. L’historien Gérard Bouchard a cependant montré les limites de ce genre de syndicalisme : à Chicoutimi, le « copinage » entre Dubuc, les eudistes et l’évêque a pris la forme d’une alliance de classe… pas toujours favorable aux syndiqués. Curés de la paroisse ouvrière de Chicoutimi, les eudistes ont en effet enseigné aux employés de la Pulperie à respecter leurs patrons, à travailler avec acharnement et à vivre dans le renoncement et la résignation...

La création de la CTCC va aussi de pair avec la promotion du nationalisme économique : il s’agit de résister à l’influence jugée néfaste des syndicats internationaux – en réalité de grandes centrales syndicales américaines comme l’AFL-CIO. Syndicats neutres au plan religieux et jugés « trop » socialistes dans leur approche, en raison de leur appui sans équivoque à la lutte des classes. Mais aussi jugés nuisibles aux intérêts des petites et moyennes entreprises du Québec des régions où la CTCC a pris racine et à leur capacité de concurrencer les grandes entreprises anglo-saxonnes. Trop souvent hélas les aumôniers de la CTCC ont poussé les syndiqués à accepter des ententes salariales et des conditions de travail contraires à leurs intérêts, pour ne pas mettre en danger les emplois et les « fleurons » de l’économie régionale.

 

 

Ce qui ne veut pas dire que les grèves menées par les syndiqués de la CTCC aient été moins radicales et moins déterminées que celles de leurs homologues des syndicats internationaux. La grève des allumettières de Hull (1919) et celle des ouvriers de la chaussure de Québec (1925-1926) en sont de probants témoignages. On ne saurait non plus minimiser le rôle des aumôniers de la CTCC ou même des simples curés dans certains gains faits par les syndiqués, à commencer par la reconnaissance du syndicat et de la négociation collective par les employeurs, à une époque où les patrons ont systématiquement recours au lock-out, aux briseurs de grève et à la répression policière. La réforme de la législation viscéralement antisyndicale de la province sera d’ailleurs au cœur des engagements de l’abbé Gérard Dion, fondateur du Département des relations industrielles à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et antiduplessiste notoire.

 

Un point de rupture : l’affaire Silicose et la grève de l’Amiante

Il faut cependant attendre les années 1940 et 1950 pour voir la CTCC devenir un véritable syndicat de combat, particulièrement lors de la grève d’Asbestos.

L’affaire Silicose

Le vent commence à tourner au milieu des années 1940, dans le sillage de l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) du pape Pie XI. Une étape est franchie lors des grèves de Sorel en 1937, où s’illustrent les syndiqués de la CTCC, de même que le curé Philippe Desranleau, bientôt nommé évêque de Sherbrooke, où il soutiendra grévistes d’Asbestos. Soutenue vigoureusement par le gouvernement de Maurice Duplessis, l’industrie minière sera au cœur des mobilisations des chrétiens sociaux préoccupés non seulement par les droits des travailleurs mais aussi par les maladies industrielles comme la silicose et l’amiantose, elles-mêmes dénoncées par les syndicalistes de l'époque.

 

 

En mars 1948, dans la revue Relations, le journaliste Burton Ledoux et le jésuite Jean-d’Auteuil Richard, directeur de la revue, alertent l’opinion publique à propos de la toxicité de la poussière de silice inhalée par les mineurs et les habitants du village de Saint-Rémi d’Amherst, dans les Laurentides – prélude à la sinistre affaire Silicose qui mènera à la rétractation de la revue et au renvoi de son directeur, exilé à Sudbury (Ontario) peu après. La chape de plomb sur Relations est telle que Burton Ledoux devra finalement publier dans les pages du Devoir la suite de son dossier sur les maladies industrielles – portant cette fois sur l’amiantose alors que la grève d’Asbestos bat son plein. Selon le syndicaliste Michel Rioux, les enjeux de santé et sécurité au travail ont été le fer de lance des engagements syndicaux de Michel Chartrand, très attaché à la dignité de la personne humaine, jusque dans ses dimensions corporelles, le corps étant le temple de l’Esprit.

 

J'étais ben étonné du grand intérêt
Porté à ma santé
T'as l'air fatigué, oublie ça pour demain
On va t'payer l'médecin

J'ai soufflé des balounes
J'ai serré des poignées
Le graphique est sorti
La machine a m'a dit
C'que l'boss avait compris
T'es pas réparable, t'es fini

Y m'ont r'mis mes outils
Pis mes après-midis
J'leur ai laissé mes poumons
Pis moi qui pensais
Qu'à leurs yeux j'étais rien
Maudit j'avais raison

- Paul Piché, J'étais ben étonné, 1980

 

 

La grève de l’Amiante

Déclenchée par des travailleurs affiliés à CTCC, la grève de l'Amiante est l’un des moments forts de l’opposition des catholiques progressistes au régime de Duplessis. Réputée pour ses mauvaises conditions de travail et pour les maladies industrielles qui y sévissent, la mine d’amiante d’Asbestos était gérée par une compagnie américaine, la Canadian Johns-Manville. L’enjeu de la grève porte à la fois sur les salaires, sur l’hygiène industrielle et sur la mise en place d’une assurance-maladie pour les travailleurs.

Déjà appuyés dans leurs démarches par l’archevêque de Montréal, Mgr Joseph Charbonneau, les grévistes reçoivent aussi l’appui de la Commission sacerdotale d’études sociales. La frange progressiste du clergé milite non seulement pour l’amélioration des conditions de travail des mineurs mais également pour leur intégration aux instances décisionnelles de la compagnie. Ce que proposent les membres de la Commission sacerdotale, c’est un modèle de cogestion de l’entreprise, où les travailleurs seraient consultés pour les questions à portée technique ou sociale, tout en obtenant une quote-part des profits.

Le reste de l’histoire est assez connue : profitant de ses bonnes relations avec Duplessis, le gérant de la mine invoque le caractère « communiste » des revendications mises de l’avant par les grévistes et par les membres de la Commission sacerdotale d’études sociales. Profitant d’un changement de garde dans le corps épiscopal québécois, Duplessis s’appuie sur l’aile conservatrice de l’Église. Appuyé par l’évêque de Rimouski (Mgr Courchesne), et par l’aumônier de l’Association professionnelle des industriels de la province de Québec (le jésuite Émile Bouvier), Duplessis parvient à faire censurer le projet de réforme de l’entreprise promu par la commission sacerdotale. La répression policière contre les grévistes et les syndicalistes sera dure et sanglante. Duplessis obtient ensuite le renvoi de Mgr Charbonneau, poussé à démissionner et à quitter le Québec.

 

La matraque, instrument contondant servant à établir la justice sociale dans la catholique province de Québec, a commencé à faire des siennes à Asbestos. Avant-hier un détachement d’une trentaine de policiers provinciaux a fait irruption dans une maison où de paisibles citoyens jouaient aux cartes. Ils les ont horriblement battus, ont traîné dans la rue une femme enceinte. […] Il n’est peut-être pas mauvais de savoir quel ordre la police provinciale prétend rétablir à coups de matraque à Asbestos. Est-ce l’ordre social chrétien ou l’ordre capitaliste païen?

- Gérard Filion, Le Devoir, 23 mars 1949.

 

Une critique du nationalisme économique

Porté par toute une frange de la bourgeoisie catholique gravitant autour du chanoine Lionel Groulx, de l’École des Hautes-Études commerciales et de la revue L’Action française, à l’heure des réflexions nombreuses sur l’infériorité économique des Canadiens français, le nationalisme économique est remis en question par les syndicats catholiques, qui refusent de se faire complices de l’exploitation des travailleuses et travailleurs par des patrons canadiens-français. La grève de 1937 aux chantiers de Marine Industries de Sorel et celle de 1952 au magasin et à l’entrepôt montréalais de Dupuis Frères sont un point tournant dans l’histoire de la CTCC qui affronte le puissant clan Simard, puis la famille Dupuis, tous deux fleurons de l’entrepreneurship canadien-français. Les grèves de Shawinigan (1950), Louiseville (1952-1953) et Murdochville (1957) opposeront des syndiqués de la CTCC à des gérants, des directeurs d’usine ou encore à des briseurs de grève tout aussi canadiens-français qu’eux, fussent-ils à la solde d’entreprises américaines. Syndiqués qui trouveront aussi sur leur passage le premier ministre Maurice Duplessis et la frange conservatrice de l’épiscopat, prompts à se réclamer du catholicisme et du nationalisme canadien-français, mais d'une brutalité impitoyable à l’égard des syndiqués de la CTCC et des promoteurs de la justice sociale.

Au terme de ces conflits, le syndicalisme catholique et le nationalisme canadien-français connaissent de profondes mutations. Un grand nombre de syndicalistes, de militants sociaux, d’ouvriers et d’ouvrières ont été initiés aux rudiments de l’analyse sociale et de l’engagement politique dans les mouvements d’Action catholique spécialisée comme la Jeunesse étudiante catholique et la Jeunesse ouvrière catholique, à travers la pédagogie du Voir-Juger-Agir.

 

 

Nombre d’entre eux ont aussi subi l’influence du personnalisme chrétien, qui fait de la dignité de la personne humaine le fondement de l’ordre social. La génération de Cité libre se montre extrêmement critique de ses prédécesseurs, reprochant au clergé et aux laïques canadiens-français d’avoir trahi le Christ et l’Église en se livrant à mille et une compromissions avec le régime duplessiste et l’ordre social capitaliste. Pour ces socialistes chrétiens, l’heure de la charité est révolue : il faut désormais agir sur les structures injustes, transformer la société, mettre en place un ordre social (chrétien) fondé sur la social-démocratie. Cette révolution spirituelle (pas si tranquille que cela) se fera avec ou sans la hiérarchie ecclésiale mais elle se fera.

 

Un socialisme chrétien, un néonationalisme ouvert sur le monde

À l’heure de la Révolution tranquille et du concile Vatican II, la CTCC cesse d’être un syndicat officiellement catholique, imitant en cela le mouvement coopératif qui avait lui aussi opté pour la déconfessionnalisation quelques années auparavant, dans le sillage du débat entre le chanoine Lionel Groulx et le dominicain Georges-Henri Lévesque, étant entendu que les luttes pour la solidarité et le bien commun ne sauraient être menées uniquement au bénéfice des seuls Canadiens français catholiques.

Un grand nombre de chrétiens de cette époque se réclament aussi du socialisme, n’y voyant aucune contradiction avec leur foi religieuse, comme ce sera d’ailleurs le cas des tenants de la théologie de la libération. Le syndicaliste Michel Chartrand joue ici un rôle de pionnier, ce dernier ayant été candidat de la Commonwealth Cooperative Federation (l’ancêtre du NPD) - parti cofondé par James S. Woodworth, pasteur de l'Église méthodiste et militant syndical s'étant illustré lors de la grève générale de Winnipeg de 1919- un moment fort de l'histoire du mouvemment ouvrier au Canada. Chartrand sera par la suite l'un des fondateurs du Parti socialiste du Québec. Luttes ouvrières, décolonisation et indépendantisme vont alors de pair dans les écrits de militants syndicaux et révolutionnaires comme Michel Chartrand, Pierre Vadeboncœur et Pierre Vallières, demeurés chrétiens[1] même au plus fort de la sécularisation de la société québécoise.


 

 

Socialistes, indépendantistes et anti-impérialistes, Chartrand, Vadeboncœur et Vallières sont demeurés critiques à l’égard des aspects les plus frileux du nationalisme québécois, au profit d’une solidarité ouvrière sans frontières. C’est dans ce contexte que Vallières se déclarera solidaire des luttes des Black Panthers[2] dans les années 1960 et des Bosniaques massacrés par les Serbes dans les années 1990 ; que Vadeboncœur a multiplié les réquisitoires anti-impérialistes (de la Ligne du risque en 1963 à la deuxième Guerre du Golfe, 40 ans plus tard) ; que Chartrand sera profondément engagé dans l’appui à la lutte palestinienne. C’est aussi dans ce contexte que la CSN créé au cours des années 1970 et 1980 des comités de solidarité avec les luttes des peuples palestinien, chilien, cubain, etc. Et que sera fondé le Comité international de solidarité ouvrière (CISO) dont Jean Ménard, prêtre des Missions étrangères et militant de gauche, sera l’un des plus zélés collaborateurs. Fondé dans le sillage du coup d’État du général Pinochet contre le gouvernement socialiste démocratiquement élu de Salvador Allende au Chili, le CISO incarne à sa manière l’internationalisme ouvrier dont les Chrétiens pour le socialisme et les Politisés chrétiens seront l’une des nombreuses incarnations.

 

Ce sont encore des chrétiens, blancs, des civilisés, qui continuent de massacrer les Palestiniens. Ce sont des gens qui proclament la démocratie chrétienne, qui massacrent les Chiliens. Ce sont encore chez nous des bourgeois capitalistes, blancs dits démocrates et chrétiens qui cherchent à voler et volent le peuple, et qui cherchent à l’oppresser (sic) quand il veut se soulever. Toute l'histoire du Canada, toute l'histoire de l’armée canadienne a été la répression des travailleurs quand ils voulaient travailler, quand ils voulaient manger. […] On veut se débarrasser des maîtres, des exploiteurs. C'est pour cela qu'il faut se sentir, les uns les autres, solidaires. [...] On va se battre comme des hommes pour des hommes contre les gouvernements réactionnaires qui sont des gouvernements de bandits.

- Michel Chartrand, « Discours lors de l'assemblée Québec-Chili », 16 ocotbre 1973 (Archives numériques du CDHAL)

 

En l’espace de quelques années, ce sont donc trois piliers du syndicalisme catholique – la confessionnalité, le nationalisme économique et l’antisocialisme – qui s’effondrent. À la faveur de la Révolution tranquille et de la sécularisation qui l’accompagne, les chrétiennes et chrétiens engagés sont nombreux à avoir répondu à l’injonction personnaliste invitant à agir en chrétiens dans des institutions qui ne le sont plus, ne peuvent plus l’être, par respect pour le pluralisme qui marque la société québécoise. En tâchant de faire en sorte que les institutions publiques et communes placent la dignité de la personne humaine et l’idéal de la justice sociale au cœur de leur action, en cohérence avec l’idéal personnaliste.

Les nouveaux terrains d’action du syndicalisme « chrétien »

Qui dit Révolution tranquille dit mise en place des polyvalentes, cégeps, universités, hôpitaux et de toute une pléthore d'organismes publics et parapublics censés incarner en paroles et en actes les idéaux de solidarité sociale. Le personnel des nouvelles agences et institutions étatiques – les CLSC, notamment – font alors l’objet d’une syndicalisation progressive. Refusant de faire un chèque en blanc à l’État technocratique (et bientôt néolibéral) qui se met en place à partir des années 1970 et qui montre rapidement son éloignement des idéaux personnalistes, les syndicats défendent à la fois les intérêts de leurs membres et ceux de la collectivité dans son ensemble, à la faveur des compressions budgétaires et mesures d’austérité qui mettront en péril la dignité humaine et le filet social mis en place au prix de luttes sociales acharnées. Les grèves du front commun de 1972 et de 1982 en sont de probants témoignages, tout comme la résistance à la réingénierie de l’État de Jean Charest et aux mesures d’austérité du gouvernement de Philippe Couillard.

C’est au sein de cette nouvelle fonction politique et parapublique que se recrutera une nouvelle génération de militants syndicaux, dont certains se réclament encore de l’héritage du christianisme social. Ainsi en est-il du travailleur social, organisateur communautaire au CLSC d’Hochelaga-Maisonneuve, syndicaliste et militant indépendantiste Gérald Larose. Ex-prêtre rédemptoriste et collaborateur assidu de la revue Vie ouvrière, il sera président de la Centrale des syndicats nationaux (l’héritière de la CTCC) de 1983 à 1999.

 

 

En marge du monde syndical, les chrétiennes et chrétiens sont nombreux à s'engager en solidarité avec les travailleuses et travailleurs, dans une optique d’empowerment. Des prêtres engagés comme Jean Ménard, Benoît Fortin, Pierre Viau, Raymond Lavoie, Guy Boulanger, Ugo Benfante et Guy Cousin s’engagent dans diverses luttes populaires et ouvrières. Le théologien et sociologue Jacques Grand’Maison le fait lui aussi à sa manière à Saint-Jérôme, par sa pastorale de proximité auprès des jeunes travailleurs, son soutien à l’usine autogérée de Tricofil et ses travaux sur la réinsertion au travail des chômeurs, entre autres.

Les syndicalistes et les socialistes chrétiens sont particulièrement actifs au sein de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et du MTC (Mouvement des travailleurs et travailleuses chrétiens). C’est à leur initiative que sera fondé le Centre de pastorale en milieu ouvrier (CPMO) et le Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO), avec l’appui de quelques prêtres capucins et oblats.  Les oblats pubilent la revue Prêtres et laïcs de 1967 à 1973 – un publication où les analyses marxistes occupent une place de choix, tout comme d’ailleurs dans les pages de la revue jésuite Relations, alors en plein tournant marxiste. À une époque où les oblats et les jésuites subissent l’influence de la théologie de la libération et réfléchissent à la légitimité de la violence révolutionnaire. Les oblats appuient aussi l’éducation populaire par le biais du Centre St-Pierre (Montréal) et du Centre Durocher (Québec). Un collectif de chrétiennes et chrétiens engagés dans des luttes sociales, syndicales et socialistes fonde la revue Vie ouvrière, publiée de 1974 à 2004 sous diverses appellations[3].

Les passerelles sont d’ailleurs nombreuses entre ces réseaux, comme l’atteste la trajectoire de Joseph Giguère, tour à tour étudiant en théologie chez les oblats de l’Université St-Paul, syndicaliste à la CSN, coopérant étranger au Pérou, puis directeur du Centre St-Pierre.

 

 

Et aujourd’hui ?

Les liens entre les chrétiens sociaux et le monde syndical sont certes plus ténus aujourd’hui que ce qu’ils étaient dans les années 1970. Liens qui se maintiennent malgré tout bon an mal an, au sein de diverses coalitions. Les traditionnels messages du 1er mai du Conseil Église et société continuent d’ailleurs de faire écho aux mobilisations du mouvement ouvrier et des organismes de lutte à la pauvreté – pensons ici à la Campagne 5-10-15 appuyée par l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ) en 2019, à la demande des agentes et agents de pastorale sociale, solidaires de ces luttes.

 

C’est cependant auprès des travailleurs migrants agricoles que l’action des chrétiennes et chrétiens sociaux est la plus visible, ces dernières années. La prise de position de l’AECQ en faveur des droits des travailleurs agricoles saisonniers, de même que la fondation d’organismes comme Somos hermanos (diocèses de Valleyfield et de Saint-Jean-Longueuil), Raices y Esperanzas (diocèse de Chicoutimi) et le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ) sont quelques indices en ce sens. Tout comme les mobilisations du secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi pour la régularisation du statut des travailleuses et travailleurs migrants – en cohérence avec les engagements et intuitions prophétiques du cofondateur du CJF, le jésuite Julien Harvey.

 

Notes

1- La trajectoire intellectuelle et spirituelle des trois hommes est certes assez différente. Moine à l’abbaye trappiste d’Oka, typographe de métier, militant d’Action catholique puis syndicaliste, Chartrand s’est toujours revendiqué d’un christianisme aux accents prophétiques. "Quand, comme nous, on a Jésus Christ de notre bord, on n'a pas besoin de Karl Marx", disait-il. Élève des jésuites, collaborateur de revues chrétiennes progressistes comme Cité libre et Maintenant, militant syndical, puis essayiste, Vadeboncœur a produit un oeuvre portant l’empreinte d’un christianisme à la fois moderne et empreint d’inquiétude face au monde contemporain. Moderne à rebours, note son biographe Jonathan Livernois, l'auteur des Deux Royaumes a produit une oeuvre porteuse d’une éthique, d’une esthétique et d’une spiritualité travaillées de part en part par la transcendance.  Novice chez les franciscains puis collaborateur de Cité libre, Vallières rompt avec le christianisme au moment de ses engagements révolutionnaires au sein du FLQ. Il revient toutefois à la foi chrétienne au début des années 1980, note son biographe Daniel Samson-Legault, Vallières fréquentant alors diverses communautés de base et collaborant avec L’Entraide missionnaire et la revue VO (Vie ouvrière).

2-  À la lumière des débats récents sur les usages et mésusages du "mot en n" dans l'espace public, dont le titre de l'essai de Vallières, il convient de rappeler que s'il est vrai que Vallières, Gagnon et le FLQ ont en effet été proches des Black Panthers, et que des liens ont été noués entre militants noirs et militants indépendantistes, force est égalemment de reconaître que l'expérience historique des ouvriers canadiens-francais est sans commune mesure avec celle des desendants d'esclaves afro-américains ou antillais. Des militants noirs auraient d'ailleurs déconseillé à Vallières d'opter pour ce titre tendancieux, ce qu'il a lui-même reconnu dans la préface de l'édition de 1994 de son essai. Ce qui ne minimise en rien la dimension internationaliste, antiraciste et anti-impérialiste de ses engagements.

3- La revue Vie ouvrière est rebaptisée VO en 1990, puis Recto verso en 1997. 

Pour aller plus loin

Gregory Baum, « Catholicisme, sécularisation et gauchisme au Québec » dans Brigitte Caulier, (dir.), Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, Québec, Presse de l’Université Laval, 1996, p. 105-120.

Gregory Baum, Catholics and Canadian Socialism. Political Thought in the Thirties and Forties, Toronto, James Lorimer, 1980, 240 p.

Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L'Action catholique avant la Révolution tranquille, Montréal, Éditions du Boréal, 2003, 294 p.

Suzanne Clavette, Les dessous d’Asbestos. Une lutte idéologique contre la participation des travailleurs, Québec, Presse de l’Université Laval, 2005, 592 p.

Suzanne Clavette, (dir.), L'Affaire Silicose, par deux fondateurs de Relations, Québec, Presse de l’Université Laval, 2006, 462 p.

Jean-Pierre Collin, La Ligue ouvrière catholique canadienne, 1938-1954, Montréal, Éditions du Boréal, 1996, 294 p.

Thomas Collombat et Sophie Potvin, (dir.), Cent ans de luttes. Faits saillants d’une histoire d’actions militantes et de combats solidaires du Conseil central du Montréal métropolitain-CSN, Montréal, M éditeur, 2020, 224 p.

Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Éditions du Cerf, 1986, 272 p.

Lucie Piché, Femmes et changement social au Québec. L’apport de la Jeunesse ouvrière catholique féminine, 1931-1966, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, 372 p. 

Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977. 291 p.

Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois : Deux siècles d'histoire, Montréal, Éditions du Boréal, 2004, 335 p.

 

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Luttes pour le logement

Les luttes pour le droit au logement occupent une place importante dans l'histoire de la mouvance sociale chrétienne, des "cités cooopératives" de la Ligue ouvrière catholique dans les années 1940, aux luttes urbaines des années 1960 et 1970, aux mobilisations pour le logement social et communautaire au cours des dernières décennies.

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Au cours des derniers mois, tout un mouvement de solidarité s’est développé afin de soutenir la lutte menée par le Comité Sauvons le Mont-Carmel contre Henry Zariyev, le propriétaire de cette résidence pour aîné.es (RPA). Incarnation des aspects les plus laids du capitalisme immobilier, ce jeune magnat a fait fortune en fondant un « empire des rénovictions », un stratagème consistant à acheter (souvent à rabais) des immeubles défraîchis ou encore des RPA comme celle du Mont-Carmel, puis d’en évincer les locataires afin de rénover leurs appartements, puis les relouer au prix fort, en doublant voire triplant leurs loyers. Pour profiter de la très lucrative flambée inflationniste et de la « bulle » immobilière observée un peu partout en Amérique du Nord, en contexte de crise du logement et de hausse marquée de l’itinérance dans les municipalités québécoises. 

Résistant à cette logique spéculative et déshumnisante, de même qu’à la détérioration constante de leur milieu de vie, les membres du comité Sauvons le Mont-Carmel sont des militantes et des militants chrétien.nes qui ont été partie prenante de plusieurs luttes sociales au cours des dernières décennies au Québec, en mettant la solidarité, la justice sociale et la dignité de la personne humaine au cœur de tous leurs engagements.

Loin d’être un phénomène isolé, cette mobilisation du comité Sauvons le Mont-Carmel s’inscrit dans la foulée de plusieurs décennies d’engagements des chrétiennes et chrétiens en faveur du logement social et communautaire. Ce dossier se propose de faire émerger ces pionnières et pionniers des luttes pour le droit au logement au Québec. 

 

Des villes « au service » des capitalistes?  

Cette moblisation est un reflet des rapports de force profondément inégalitaires des luttes opposant des locataires à leurs propriétaires. Inégalités qui tiennent en bonne partie au poids démesuré joué par les propriétaires fonciers, les promoteurs immobiliers, les entrepreneurs de la construction et les institutions financières dans l’administration des municipalités et le contrôle de l’espace urbain, note le sociologue Louis Gaudreau.  Et qui se traduit notamment par une législation qui avantage considérablement les propriétaires, observe l'historien Ian Mercier.

Le phénomène urbain est certes antérieur à l’essor du capitalisme industriel. Les premières villes de l’histoire du Québec étaient d’abord de minuscules hameaux qui ont coagulé aux abords des cours d’eau, près d’un havre naturel, d’un fort et d’un poste de traite. Autour de ces noyaux urbains primitifs se sont développées des installations portuaires, quelques échoppes d’artisans, des épiceries et des boulangeries, des auberges et des tavernes, quelques maisons, et bientôt des chapelles, des couvents, des collèges et des bâtiments pour loger l’administration coloniale. Ces villes sont elles-mêmes indissociables du régime seigneurial qui se met en place au 17e siècle et qui octroie aux seigneurs des pouvoirs et des privilèges ayant une incidence majeure sur l’occupation du territoire. C’est en effet le seigneur qui concède des terres aux habitants-locataires, en échange de redevances diverses payées par les censitaires. Il bénéficie également de privilèges importants, dont tout un ensemble de droits banaux qui empêchent les censitaires et les marchands de bâtir des moulins (à scie, à farine, etc.) et même des fours à pain.

L’abrogation du régime seigneurial en 1854 met un terme à ce que les milieux d’affaires jugeaient être des entraves sérieuses à la libre entreprise et au développement industriel de la colonie qui est passée depuis presqu’un siècle, depuis la Conquête, sous contrôle britannique. La propriété du sol des villes est ainsi libérée de la tutelle seigneuriale, la rendant disponible à la spéculation immobilière. L’Église catholique jouera notamment un rôle important dans ce virage capitaliste des villes québécoises, les communautés religieuses ayant été nombreuses à s'être fait concéder des seigneuries par l’État colonial, afin de pouvoir financer leurs œuvres de charité ou les maisons d’éducation dont elles avaient la responsabilité.

Le cas des Sulpiciens est emblématique de ce virage capitaliste et spéculatif de l’Église catholique, qui, jusqu’aux années 1820-1830, condamnait pourtant vigoureusement le prêt à intérêt et la spéculation financière. Propriétaires de la seigneurie de l’île de Montréal, et aussi de celles de Saint-Sulpice et du Lac-des-Deux-Montagnes sur la rive-nord du fleuve, les Prêtres de Saint-Sulpice se transforment alors en promoteurs immobiliers, dont les terres permettront non seulement le développement de quartiers bourgeois cossus comme le Golden Square Mile, mais aussi le décollage industriel de la colonie, le long du canal Lachine. Les Sulpiciens amasseront ainsi une importante fortune qu'ils feront fructifier par divers placements et investissements boursiers, afin de soutenir financièrement les paroisses, les œuvres de charité, les institutions culturelles et les maisons d’éducation dont ils avaient la charge. Jusqu’à ce qu’ils fassent faillite lors du krach boursier de 1929... 

Plusieurs proches collaborateurs de l’Église catholique joueront un rôle analogue dans le développement urbain à Montréal, accumulant des fortunes importantes en tant que propriétaires fonciers et promoteurs immobiliers, tout en étant par ailleurs de très généreux donateurs des œuvres de charité « patronnées » par les communautés religieuses. Pensons ici au mécène catholique Olivier Berthelet (1798-1872), ou encore à l’avocat et ex-zouave pontifical Gustave-Adolphe Drolet (1844-1904).          

 

La ou le propriétaire foncier détient un quasi-monopole sur une portion de territoire : il est le seul (ou presque) à décider de ses usages et à en récolter les fruits. La propriété s’accompagne d’un autre droit privé important, celui de prélever une rente sur les usages actuels et à venir du sol. Ce droit se traduit concrètement par la nécessité pour quiconque veut avoir accès aux espaces urbains d’en payer le prix. Ensemble, l’exclusivité et le droit privé à la rente encouragent la spéculation foncière, une pratique consistant à réaliser des opérations sur une propriété pour en faire augmenter la valeur marchande et, par conséquent, les revenus qu’il sera possible d’en tirer.

Cette pratique pousse à la hausse les prix de l’immobilier, ce qui rend l’accès aux espaces urbains encore plus difficile pour les usagers. Elle fait aussi jouer aux propriétaires fonciers un rôle important dans le devenir de la ville. Ceux-ci ont intérêt à promouvoir un développement qui sera générateur de rente et bien souvent incompatible avec les principes du droit à la ville et de la participation démocratique des individus à son développement. Et comme les municipalités sont largement dépendantes des revenus provenant de la taxation foncière, elles tirent elles aussi un certain profit de la spéculation et ont intérêt à l’encourager ou, du moins, à ne pas trop la réprimer.

- Louis Gaudreau, "Se réapproprier la ville par la propriété collective", Relations, septembre-octobre 2019. p.19

 

Pesant lourdement sur le développement des villes et des villages, les promoteurs immobiliers seront également nombreux à se faire élire comme maires ou conseillers municipaux, sans toujours se soucier du bien commun, à l’heure du patronage et de la corruption endémique prévalant dans un grand nombre de villes québécoises. En raison de la dépendance des administrations municipales envers la croissance constante des taxes foncières et du parc immobilier, ce qui contraint les municipalités à "accommoder" de diverses manières les promoteurs immobiliers et entrepreneurs de la construction, auxquels ils offrent un zonage complaisant et d'autres "largesses" du même ordre.
 

Une culture politique de l’entre-soi se constitue ainsi, à une époque où seuls les propriétaires d’immeubles ou les locataires (mâles) les plus riches ont le droit de vote lors des élections municipales. Cette restriction du droit de vote prive les ouvriers à bas salaire, les pauvres et les femmes d’un droit de regard sur les actions des élus municipaux, dont les décisions ont pourtant des effets concrets sur leur vie au quotidien. D’où la place importante que prend l’accès à la propriété pour les ménages ouvriers, tant sur le plan politique qu’au plan économique, la possession d’une maison permettant d’exercer son droit de vote, de jouir d’une indépendance relative et de léguer des biens à ses enfants.

Ce n’est qu’en 1936 que le suffrage censitaire sera entièrement aboli, après que le droit de vote ait été progressivement élargi à la plupart des locataires dans les premières décennies du 20e siècle. Permettant ainsi à toute personne de sexe masculin, âgée de 21 ans ou plus, de voter. Quatre ans plus tard, les femmes québécoises obtenaient elles aussi le droit de vote. Mettant ainsi un terme à plusieurs décennies de sexisme institutionnalisé et d'exclusion poliitique des personnes appauvries, pavant la voie à une participation plus aboutie des femmes, des travailleurs et aussi des chômeurs à la vie civique, de même qu'à la défense de leurs milieux de vie.

 

Les racines historiques des crises du logement au Québec

Ce n’est qu’au début du 20e siècle que le Québec devient majoritairement urbain. Et par « urbain », nous voulons dire des Québécoises et Québécois vivant non seulement dans les grandes agglomérations urbaines (Montréal, Québec, Trois-Rivières), mais aussi dans plusieurs petites villes industrielles et aussi près des centres administratifs et religieux des diverses régions de la province. On peut notamment penser à un grand nombre de boomtowns, des villes mono-industrielles largement dépendantes envers l’industrie minière et celle des pâtes et papiers.

Invités à fuir la ville et ses dangers par les élites clérico-nationalistes, les Canadiens français étaient exhortés à célébrer les charmes de la vie rurale, de même que l’héroïsme des colons-défricheurs du front pionnier, au nom de l’idéologie agriculturiste promue par le clergé et par les romans de la terre. La transition au capitalisme agraire et la mécanisation de l’agriculture ont eu pour effet de pousser un nombre croissant de fils et de filles de cultivateurs sur la route de l’exode, à la recherche de terre ou de travail. D’où la multiplication des sociétés de colonisation espérant diriger ce « surplus » de population vers les régions forestières du Bouclier laurentien ou encore dans les contreforts des Appalaches afin d’y faire émerger des villages et paroisses agricoles, au prix de sacrifices immenses pour ces colons.

 

La main d'œuvre pour les travaux des champs devient excessivement rare. C’est à peine si l’on peut trouver un jeune homme qui veuille travailler sur la terre ; tous sont pris de lu maladie d'aller chercher fortune dans les villes et désertent la campagne où l'air est si pur, la vie si tranquille, les paysages si variés, les horizons si vastes, les travaux si sains, pour aller s’ensevelir dans l'air empesté des villes, s’emprisonner entre quatre murs, dans les salles sombres et malsaines des fabriques, y faire des travaux malpropres, nuisibles à la santé, y perdre surtout leurs mœurs. Mais n’y a-t-il que nos jeunes gens qui sont pris de cette triste maladie d’émigration ? Malheureusement, non. Nos jeunes filles de cultivateurs sont atteintes du même mal et désertent, elles aussi, le toit paternel pour gagner, dans les villes, quelques misérables piastres qui, hélas ! très souvent, leur coûtent bien cher!

- Firmin Proulx, "Dépopulation de nos campagnes au détriment de l'agriculture", Gazette des campagnes, 10 mai 1888, p.227 

 

Les élites traditionelles n'ont cependant jamais réussi à endiguer l’exode de plusieurs centaines de milliers de Canadiens français vers les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Ni d'ailleurs à décourager un nombre croissant de familles à s'installer dans les quartiers ouvriers de Montréal, de Québec, de Trois-Rivières et de plusieurs autres centres manufacturiers de la province. Des villes où les conditions de vie et de logement sont difficiles, entre la fumée des usines, l’eau contaminée, les aliments souvent avariés, la promiscuité dans les appartements délabrés et surpeuplés, les infrastructures hygiéniques et urbaines rudimentaires et des taux de mortalité infantile parmi les plus élevés au monde. Des réseaux d’entraide, des œuvres de charité et de politiques sociales hygiénistes et progressistes ont certes amélioré le sort de locataires et des ménages ouvriers, mais sans parvenir à éradiquer la misère prévalant dans ces faubourgs. Des faubourgs qui «s’exportent» d’ailleurs vers les friches urbaines de la banlieue: à Longueuil, notamment, où des bidonvilles comme Villes Jacques-Cartier font leur apparition dans les années 1940-1950.        

La Crise des années 1930 transforme radicalement le modèle d’occupation du territoire qui avait jusque-là prévalu dans la Belle Province. Confronté à une crise économique sans précédent, le gouvernement des États-Unis ferme ses frontières à l’immigration canadienne-française qui, depuis les années 1850-1870, affluait massivement vers les « Petits Canadas » de la Nouvelle-Angleterre. Le front pionnier est également saturé : le sol des dernières régions ouvertes à la colonisation — l’Abitibi et l’arrière-pays du Bas-du-Fleuve, par exemple — est impropre à l’agriculture. Ayant fui la misère urbaine pour se refaire une vie comme colons-défricheurs, bon nombre d’entre eux deviendront bientôt des travailleurs miniers ou forestiers, avant de délaisser complètement l’agriculture pour s’établir dans les quartiers ouvriers des centres industriels en émergence dans plusieurs régions du Québec. 

 

La ville, l’industrie de guerre et la crise du logement (1930-1945)  

Mettant un « terme » à la crise économique, le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale amène dans son sillage le développement de l’industrie de guerre. Un nombre toujours croissant de familles ouvrières viennent ainsi s’installer en ville pour travailler dans les usines d’armement et chantiers navals. Ce qui engendrera une importante crise du logement dans plusieurs villes québécoises, mal préparées à un tel afflux. Cette arrivée massive de travailleurs provoque une importante crise du logement dans la métropole:   

 

En décembre 1939, l'Office d'initiative économique de Montréal sonne l'alarme: il manquerait 35 000 logements dans la métropole. En 1943, le service d'urbanisme estime que la pénurie s'est aggravée et qu'il faut construire d'urgence 50 000 logements. Au cours de ces années, la hausse des loyers est nettement supérieure à celle des salaires. Cette situation pénible est la conséquence de la morosité économique des années trente qui avait pratiquement arrêté la construction résidentielle. L'entrée en guerre n'arrange pas les choses puisqu'au rationnement des matériaux et de la main-d’œuvre en faveur de l'effort de guerre, ce qui bloque la reprise de la construction, s'ajoute l'arrivée à Montréal de 65 000 personnes attirées par les emplois dans les usines d'armement (entre 1940 et 1945).  On assiste à un formidable entassement de plusieurs familles dans un même logement. Les chambreurs se multiplient. Les constructions les plus diverses et les plus saugrenues servent d'abris à des familles à faible revenu. En outre, dans les quartiers ouvriers les logements se détériorent faute d'entretien adéquat. 

- Jean-Pierre Collin, « Crise du logement et action catholique à Montréal, 1940-1960 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 41, no 2 (1987) : 180-181 

 

En 1935, le Parlement canadien adopte la Loi nationale de l’habitation afin de stimuler la construction de maisons et d’immeubles, de manière à résorber la crise du logement. En 1946, le gouvernement fédéral fonde la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), d’abord à l’intention des vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, qui peinent à se reloger, certains d’entre eux ayant dû se résoudre à «squatter» d’anciens baraquements militaires avec leurs familles. Ces mesures législatives ne parviennent cependant pas à résoudre cette crise du logement. Cette dernière est exacerbée le baby boom et la prospérité économique d'après-guerre. De même que par la mutation des modèles conjugaux et familiaux, désormais centrés sur la famille nucléaire. Les époux et jeunes parents veulent désormais se doter de leur propre logement ou de leur maison unifamiliale, pour échapper à la promiscuité étouffante et au «chaperonnage» permanent de leur famille (ou de leur belle-famille) qui prévalait dans les logis ouvriers intergénérationnels et surpeuplés.   

En 1944, le Canada était confronté à un « déficit » de 320 000 logements dans les grands centres urbains, les autorités fédérales ayant préféré s’en remettre au libre-marché plutôt qu’à des mesures keynésiennes (l’allocation-logement, par exemple, proposée par la revue Relations en 1947), seules capables de faire face à la pénurie de logements abordables. « L’entreprise privée à elle seule, si elle restait fidèle à son stimulant, le profit, ne pourrait parvenir à doter rapidement la population de tous les logements qui lui étaient nécessaires, et cela à un prix accessible aux salariés modestes », notait en 1956 l’économiste Roland Parenteau.

Une expertise catholique au service de l’habitation coopérative (1940-1965)  

La crise du logement inquiète aussi de vastes pans de l’intelligentsia catholique, qui y voient une grave crise sociale, de même qu’un risque, croit-on, « d’insurrection communiste », à l’heure de la Peur rouge, mais aussi des mobilisations du mouvement des sans-emploi et de l’occupation pacifique d’immeubles désaffectés par des militants communistes du Parti ouvrier-progressiste.    

En 1940, la revue jésuite L’Ordre nouveau publie un dossier sur la crise du logement, au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde. On peut notamment y lire un article du père Jean d’Auteuil Richard sur le manque criant de logement abordables à Montréal. Tout juste revenu de l’Europe où il a complété des études universitaires en sociologie, il se scandalise de l’absence de coopératives d’habitation au Canada : une aberration à ses yeux. Issu d’une génération de jésuites formés en sciences sociales et ayant connu la Crise des années 1930, de même que la Révolution russe de 1917 et la montée du fascisme dans l’entre-deux-guerres, Jean d’Auteuil Richard étudie la sociologie en France, voyage en Allemagne, en Suisse et en Italie, où il s’intéresse à l'engagement social et syndical des militants catholiques. Il complète des études doctorales à l’Université Grégorienne de Rome, où il défend une thèse sur l’organisation professionnelle au Canada. De retour au pays en 1940, il met rapidement à profit ses connaissances, d’abord au sein de l’École sociale populaire, puis à la revue Relations, dont il sera le cofondateur et le premier rédacteur en chef.  

À l’aube des années 1940, la vie du jeune jésuite prend une tangente insoupçonnée. Ce spécialiste des organisations syndicales et patronales commence à s’intéresser au… logement social. La ville de Montréal est alors frappée par une grave crise du logement, aggravée par la crise économique et la Deuxième Guerre mondiale. Les conditions de logement des familles ouvrières sont alors épouvantables.  La Ligue ouvrière catholique et d’autres organisations sociales font alors la promotion de la fondation de coopératives de construction et d'habitation afin de sortir les ouvriers des taudis dans lesquels ils doivent s’entasser. Jean d'Auteuil Richard devient peu à peu un expert de cet enjeu, multipliant les publications, les conférences et les interventions à ce sujet, au Québec comme à l’étranger. Il joue un rôle-clé dans la création de la toute première coopérative d’habitation à Montréal, l'Union économique d'habitation. Fondée en 1941, cette société sans but lucratif entreprend la réalisation de la Cité-jardin du Tricentenaire dans le quartier Rosemont à Montréal. En 1945, il siège au Comité du logement de la Commission d’urbanisme de la Ville de Montréal.   

Cherchant une voie médiane entre le laisser-faire libéral et le collectivisme communiste (qu’il condamne tous les deux), l’enseignement social de l’Église catholique fait alors la promotion des coopératives afin de faire face aux diverses crises qui frappent de plein fouet le monde capitaliste. Le mouvement coopératif est alors solidement implanté dans la Belle Province, à travers l’essor des caisses populaires et aussi des coopératives agricoles, entre autres. Rejetant le «dogme» libéral du libre-marché autorégulé, en bonne partie responsable de cette crise, et refusant également l’abolition de la propriété privée promue par le marxisme, les catholiques sociaux voient d’un bon œil le développement de coopératives d’habitation. Ces dernières se proposent de démocratiser l’accès à la propriété privée (qui n’est nullement remise en question, cela dit) afin que chaque famille ouvrière puisse disposer de sa propre maison, au sein de cités-jardins et de « villages coopératifs » où les liens de solidarité et d’entraide seraient au cœur de la vie sociale, en guise d’antidote à l’individualisme libéral et à l’anomie urbaine. Cités-jardins qu’on cherche d’ailleurs à établir aussi loin que possible des quartiers ouvriers surpeuplés et empestés. Ce sera le cas par exemple de la Cité-jardin du Tricentenaire, ou encore de la Cité coopérative de Saint-Léonard fondées dans le nord-est Montréal dans les années 1940 et 1950, dans ce qui n’était jusque-là que des zones semi-rurales de l’île. 

 

 

En 1942, à Trois-Rivières, le chanoine Louis-Joseph Chamberland fonde la Coopérative d’habitation de Sainte-Marguerite, dans le quartier du même nom. « Le principe est simple : les chefs de famille payent à la Coopérative une somme de 10 $ pour le terrain puis 25 $ par mois pour l’hypothèque. En échange, ils doivent retrousser leurs manches et fournir 4 heures de travail par jour – en plus de leur journée de travail à l’usine – pour construire les maisons sous la supervision de contremaîtres engagés. À la fin de la construction, les maisons sont octroyées par tirage au sort. Des centaines de maisons de style duplex ont été construites par la Coopérative Sainte-Marguerite [dans les années 1940 et 1950] ». À Granby, dans les Cantons de l’Est, le boulanger et militant de l'Action catholique Laurio Racine cofonde les Chantiers St-Joseph, une coopérative de construction et d’habitation ayant contribué à démocratiser l’accès à la propriété pour un grand nombre de familles ouvrières. 

Pour rendre possible de tels projets coopératifs, la Ligue ouvrière catholique (LOC) multiplie les enquêtes sociologiques, mené un intense travail de mobilisation et d’éducation populaire. Elle met également en place une Commission nationale de l’habitation, fonde et anime la Fédération des coopératives d’habitation du Québec (FCHQ), et milite en faveur du crédit urbain et d’une politique sociale de l’habitation afin de faciliter l’accès à la propriété aux ménages ouvriers et de mieux soutenir les familles à revenus modestes. De plus, la ligue met en place tout un panier de services, dont L’Entraide familiale ouvrière, et nourrit de diverses manières la culture coopérative au Québec, clé de voûte de projets communautaires comme ceux-ci.
 

«Avant de s'absorber dans les questions pratiques, la [FCHQ] cherchera d'abord à agir sur les mentalités: ‘‘Nous travaillerons à construire des maisons, mais aussi à bâtir une cité chrétienne’’. La Fédération des coopératives d'habitation du Québec, comme la Commission nationale de l'habitation avant elle, est d'abord là pour défendre un projet coopératif articulé à l'idée que ‘‘la coopération est moins une simple affaire qu'un mode de vie’’», note l’historien Jean-Pierre Collin.    

Dans son édition du 6 mai 1950, le journal Le Front ouvrier, l’organe de la Ligue ouvrière catholique, se réjouissait de la multiplication des coopératives d’habitation dans la province qui auraient bâti 1184 maisons en l’espace de quelques années. Ce bilan, dit-il, doit être nuancé' : « Ces coopératives n'ont pas toutes été productives, loin de là. En fait, un grand nombre n'a pas dépassé le stade du cercle d'étude. Certaines se sont rendues jusqu'à la construction d'une maison modèle, sans plus. Il n'y eut jamais plus de 40 coopératives en activité en même temps », selon Collin.
Les coopératives n'ont pas toujours été à la hauteur de leurs ambitions: destinée aux ménages ouvriers, la cité-jardin du Tricentennaire n'aura finalement bénéficié qu'à des professionnels petit-bourgeois. Contrairement à la cité coopérative de Saint-Léonard qui a effectivement été un authentique projet d'habitation ouvrière.

 

Les luttes pour le logement, entre conscientisation et politisation (1965-1980)

Dans la foulée de la Révolution tranquille et du Concile Vatican II, les luttes urbaines changent radicalement de visage – au sens propre et figuré. Le Québec des années 1960 et 1970 est en effet marqué par une radicalisation des mouvements sociaux, à l’heure de l’effervescence néo-nationaliste, de l’activisme marxiste-léniniste des militants ML, de l’émergence d’un syndicalisme de combat et de luttes ouvrières dénonçant ouvertement et attaquant frontalement l’ordre social capitaliste.  

Loin d’être imperméables à ces mobilisations, les chrétiennes et chrétiens en ont été partie-prenante, soucieux d’être attentifs «aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et d’incarner en paroles et en actes les dimensions les plus radicales de l’évangile. Faisant écho aux interpellations de la théologie de la libération et du synode sur la justice de 1971, ces chrétiennes et chrétiens font du «combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde » une « dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive ». (Justitia in mundo, 1971, no 7).  

Bon nombre d’entre eux font alors le choix de quitter le confort de leurs couvents, de leurs presbytères et aussi de leurs maisons de banlieue afin s’insérer dans les quartiers populaires. Enracinés en milieu ouvrier depuis plus d'une décennie, des prêtres-ouvriers, seront solidaires et partie-prenante de ces luttes. Tout comme d'ailleurs plusieurs religieuses, de même qu’un grand nombre de militantes et militants laïques, proches de l’Action catholique ouvrière, ou encore du Réseau des Politisés chrétiens. De là, ils prendront tous et toutes part aux luttes urbaines menées par leurs voisins et amis, auxquels ils sont unis par une communauté de destin.  

La lutte pour le logement est alors indissociable de la lutte des classes, telle que théorisée par le marxisme. Ces deux luttes sont au cœur de l’animation sociale, de l’éducation populaire, de la conscientisation et de la politisation des milieux populaires, à travers les comités des citoyens et organismes communautaires. Les chrétiennes et chrétiens ne sont pas en reste. L'heure est au dialogue et à la solidarité active avec les marxistes, malgré la méfiance, la défiance et parfois même l'hositlité ouverte des militants ML les plus orthodoxes envers les chrétiens . L’analyste marxiste trouve une place de choix dans les revues chrétiennes de l’époque, qui flirtent ouvertement avec l’idéal révolutionnaire, les luttes de libération et le projet socialiste. Publiée par le Centre de pastorale en milieu ouvrier (CPMO) et animée par des militants sociaux ou syndicaux, la revue Vie ouvrière aborde fréquemment les luttes pour le logement, plus encore dans le contexte inflationniste des années 1970, où la hausse du coût de la vie va de pair avec un taux de chômage élevé. Ce qui a eu des effets désastreux sur les travailleurs, les chômeurs et les assistés sociaux, dont le revenu disponible rétrécit constamment. 

 

Dans mon cas, ce qui a fait évoluer mon analyse sociale, ce n’est pas la théorie. Je n’avais pas lu Marx. En fait c’est vraiment par la pratique. Quand tu travailles avec un comité de citoyens de gens expropriés, tu penses d’abord faire face à un ennemi municipal; c’est-à-dire un Conseil municipal qui a établi un plan de rénovation urbaine, et tout d’un coup tu découvres avec le monde que ce n’est pas ça du tout. […] Tu arrives à identifier de gros intérêts privés, des entreprises de construction qui font de la spéculation! Alors, tu en viens à identifier les problèmes selon les catégories du monde. On peut appeler ça classes sociales ou couches sociales, ça n’a pas d’importance. C’est comme ça que j’ai appris à identifier les classes sociales, selon leur mode de production. […] On en venait à une analyse des classes sociales après avoir fait le tour des compagnies, des trusts, des entreprises, et tout ce monde-là était lié à des politiciens […]. Il y avait tout un système qui était derrière ça. 

- Réjean Mathieu dans Roger Poirier, Qui a volé la rue Principale?, Montréal, Éditions Départ, 1986, p. 95.  

 

En 1976, Vie ouvrière publie un dossier plaidant en faveur d’un intense processus d’éducation populaire et de politisation afin que le logement cesse d’échapper à la classe ouvrière. L’action passant par la lutte à la spéculation immobilière, le contrôle communautaire des logements sociaux (HLM), la multiplication des coopératives d’habitation et aussi l’engagement politique à l’échelle municipale, à l’heure des CAP (Comités d’actions politique), du FRAP (Front d’action politique des salariés) et de la fondation de partis politiques progressistes à Montréal et à Québec. L’enjeu du logement occupe d’ailleurs une place importante, sinon centrale, dans les pages de la revue Vie ouvrière-VO-Recto verso, de sa fondation en 1979 à sa fermeture, en 2004. Tout comme d’ailleurs dans les pages de Relations à la même époque. 

 

 

Solidarité active avec les expropriés (1965-1990)

Le Québec des années 1960 et 1970 ne vit pas uniquement aux rythme des grandes mobilisations sociales: il est également en pleine transformation socio-économique, à l’heure des réformes impulsées par la Révolution tranquille, de l'adoption de la Loi sur l’aide sociale en 1969 à la création de l'assurance-maladie un an plus tard; de la mise en place des polyvalentes à la création des cégeps, à la fondation de l’Université du Québec, en passant par l’implantation des CLSC (Centres locaux de services communautaires) et par le développement d’un grand nombre d’organismes publics et parapublics soucieux de promouvoir le bien commun.  

Derrière cette image d’Épinal se cache cependant des aspects plus sombres : qui dit Révolution tranquille dit aussi déploiement d’un État technocratique, centralisateur et de plus en plus néolibéral, lequel s’en remet à ses « experts » et leurs grands chantiers d’aménagement. Et qui regarde avec mépris les exclus, les sans-voix et les déclassés du capitalisme, vus comme des retardataires. Qu’il s’agisse des assistés sociaux, des ouvriers des quartiers en déliquescence, des habitants de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dont les villages ont été « fermés » par l’État provincial, ou encore des expropriés de Mirabel dans les Basses-Laurentides, ou ceux de Forillon, en Gaspésie, cette fois par le gouvernement fédéral. 

 

St-Scholastique ou parc Forillon 
Fallait partir de bon matin 
Pour les touristes ou leurs avions 
On est toujours dans l'chemin 
Les gens ont perdu leurs maisons 
Leurs terres et pis leur pays 

Va-tu falloir attendre qu'y'aillent 
Démoli toutes nos maisons 
Attendre d'être empilés dans des bâtisses 
Faites en carton 

Vas-tu falloir attendre 
D'être rendu fous, d'être affamés 
Attendre d'avoir la corde au cou 
Les mains ben attachées 

Mais on n’a pas assez eu d'misère 
Y nous faudrait l'enfer 
Avant d'se révolter, avant d's'organiser

- Paul Piché, “La gigue à Mitchouano”, 1977

 

Tous comme leurs confrères ayant été partie prenante des Opérations Dignité dans l’est du Québec, bon nombre de prêtres-ouvriers prennent fait et cause pour la dignité bafouée de ces classes populaires et pour la défense les milieux de vie où plongent leurs racines. Ce sera notamment le cas des Fils de la Charité dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal, qui en marge de leur travail en usine et de leurs engagements syndicaux, ont joué un rôle-clé dans l’animation sociale, la conscientisation et la politisation des milieux populaires auprès desquels ils exerçaient leur ministère. Refusant de se cantonner à une vision purement spirituelle de la foi chrétienne et du sacerdoce, ils s’engagent ouvertement dans les luttes politiques locales et à la recherche d’alternatives au capitalisme.  

Solidaires des luttes populaires, les Fils de la Charité contribuent, avec d’autres, à la création de comités de locataires dans Pointe-Saint-Charles. Au début des années 1960, un grand nombre d’ouvriers vivent dans des immeubles délabrés, sans solage, bâtis sur la terre battue, le long des voies ferrées et empestés par la fumée des usines du quartier. Un grand nombre de ces bâtiments appartiennent à de richissimes propriétaires fonciers qui possèdent jusqu’à 40 et 50 immeubles à logement, aux loyers parfois exorbitants. Souvent analphabètes et en position de faiblesse face à ces puissants landlords, les habitants de la Pointe n’arrivent pas toujours à tenir tête aux propriétaires.  

Cette logique de concertation et d’empowerment populaire amène les Fils à soutenir les luttes des résidents du quartier qui se dotent d’espaces de délibération et de conscientisation. Et aussi de leviers de développement collectifs, de la création de la Clinique communautaire, à la Pharmacie communautaire, au Carrefour d’éducation populaire, à la Clinique juridique communautaire. Ces espaces et institutions visaient à démocratiser les savoirs et le pouvoir, à donner la première place aux laïques, aux exclus et aux sans-voix; mais aussi à accroître leur participation et leur intégration aux instances décisionnelles des organismes communautaires, et à s’attaquer collectivement aux structures de domination qui les maintiennent dans la sujétion et l’aliénation. 

Le « cas » de Pointe-Saint-Charles est loin d’être un phénomène isolé: dans plusieurs villes et quartiers de la province, des comités de citoyens font leur apparition afin de résister aux expropriations décrétées en haut lieu par des technocrates, à l’heure des « rénovations urbaines » des années 1960 et 1970, qui mèneront à la fondation du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), en 1978. De Montréal à Québec, de Châteauguay à Val-David, de Milton-Park à Saint-Roch, de la rue Saint-Norbert à la rue Saint-Gabriel, du quartier Saint-Sauveur à l’île de Hull, et de Guindonville à l’îlot Overdale, des citoyennes et citoyens s’organisent, désobéissent et squattent des immeubles afin de résister aux expropriations et de défendre leurs milieux de vie, note François Saillant dans son essai Lutter pour un toit.

 

 

Les chrétiennes et chrétiens ont d’ailleurs été aux premières loges de certaines de ces luttes, notamment à Hull, en Outaouais, de même que dans les quartiers Saint-Roch et Saint-Sauveur, dans la basse-ville de Québec, entre autres.  

De prêtres ouvriéristes à candidats à la mairie   

Paradoxe d’une Révolution tranquille cherchant à sortir le Québec de la «Grande noirceur» duplessiste et cléricale, les années 1960 et 1970 verront plusieurs prêtres... s’engager dans l’arène politique municipale afin de défendre la dignité des milieux populaire et leur attachement à leurs quartiers menacés d’être «rayés de la carte» par des bulldozers et des décisions technocratiques prises par des élus municipaux.

 

Les luttes du curé Raymond Lavoie avec les résidents du quartier Saint-Roch (1965-1975) 

Nommé curé du de Saint-Roch en 1965, l’abbé Raymond Lavoie arrive dans une basse-ville en pleine transformation et dans un quartier en dévitalisation. Délaissé par les autorités municipales dans les années 1950, Saint-Roch n’est plus le fier faubourg ouvrier qu’il était jadis. Dévisagé par l’autoroute Dufferin-Montmorency et le chemin de fer du Canadien Pacifique, le quartier voit ses usines et commerces fermer les uns après les autres. 

Qualifiées de « taudis » par les fonctionnaires de la Ville de Québec, des centaines de maisons sont détruites, tout comme d’ailleurs l’église voisine de Notre-Dame-de-la-Paix. Le rouleau compresseur du progrès et la prospérité des Trente Glorieuses ne laissent que des miettes dans Saint-Roch, transformé en une immense friche urbaine de « terrains vagues sans vocation, où seules la pauvreté et la criminalité se développent ». En l’espace de 20 ans, la population du quartier passe de 20 000 résidents à 5000 personnes, au profit des banlieues voisines de Charlesbourg et d’Orsainville, en pleine expansion. Abandonnés de tous, exclus des progrès de la Révolution tranquille, jugés sans avenir par la Ville de Québec, les résidents de Saint-Roch sont aux prises avec une pauvreté endémique et toute une pléthore de problèmes sociaux : alcoolisme, maladie mentale, violence, prostitution. La Ville entend déloger ces « indésirables » et les reloger dans les tours de HLM de la Place Bardy — version québécoise des Cités radieuses françaises à l’architecture « soviétique » inspirée de Le Corbusier. Et ce, sans même consulter les résidents de Saint-Roch…  

Les Saint-Rochois n’ont cependant pas dit leur dernier mot. Ni d’ailleurs leur nouveau curé, qui réunit un groupe de marchands, de notaires et de marguilliers afin que le réaménagement du quartier se fasse au profit des personnes y résidant. D’autant que 97% d’entre eux souhaitent ardemment y rester. Une première assemblée publique a lieu en 1967 à laquelle prennent part mille personnes. Un comité de citoyens se constitue dont Raymond Lavoie devient peu à peu la figure de proue. D’assemblée publique, en manifestation, en occupation pacifique, en coup d’éclat, en actes de désobéissance civile, le curé de Saint-Roch et ses alliés contrecarrent les plans de Gilles Lamontagne, le mégalomane maire de Québec, dont l’orgueil pharaonique n’a rien à envier à celui de son homologue montréalais Jean Drapeau. Maire de la modernité pour les uns, maire du béton aux pratiques autoritaires pour les autres, Lamontagne— militaire de carrière bardé de médailles et futur ministre de la Défense du Canada — trouve sur sa route Mgr Lavoie, cette « figure québécoise de la non-violence ».  

Porte-voix des petites gens de Saint-Roch, jouissant de l’appui du comité de citoyens, Lavoie se présente aux élections municipales de 1969, avec l’assentiment de son évêque, le cardinal Maurice Roy. Le blogue Saint-Roch, une histoire populaire fait la genèse de l'engagement politique du curé Lavoie: 

 

En janvier 1969, l’école Jacques-Cartier, sur le boulevard Langelier, est à vendre. Le curé Lavoie en réclame la propriété pour en faire un centre communautaire pour jeunes travailleurs. Les propriétaires refusent. Le Comité s’entête. Sept mois plus tard, en pleine année électorale, le [Comité des citoyens de l’Aire 10] apprend par les journaux que la Ville veut y installer un HLM.  En guise de consultation, le maire propose au comité de faire une proposition de construction comme les autres entrepreneurs, ce qui implique non seulement une vision originale de la démocratie, mais aussi 150 000 $ de caution. Le Comité fait un rapport critique: le projet est trop haut et trop gros. “Si vous n’êtes pas contents, faites-vous élire!”, répond le service d’urbanisme. Prenant les fonctionnaires au mot, le curé Lavoie se lance dans l’arène électorale au sein du “Cartel du Bien-Commun”, avec l’appui du Comité des citoyens de l’Aire 10.

- François Gosselin Couillard, "Le Comité des citoyens de l'Aire 10", Saint-Roch, une histoire populaire

 

Bien que défait, Raymond Lavoie remporte la majorité des voies dans son « fief » de Saint-Roch, ce qui lui permet de faire obstacle aux projets du maire, dont la construction d’un centre commercial. Redevenu simple curé, il s’engage dans une nouvelle bataille urbanistique, cette fois contre le chemin de fer du Canadien Pacifique, énorme balafre qui déchire Saint-Roch en deux et qui met en danger la vie des enfants du quartier, dont l’école se trouve de l’autre côté des rails et qui doivent traverser la voie ferrée au péril de leur vie. Aussi plaide-t-il en faveur de l’interruption du trafic ferroviaire dans le quartier et dans les centres-villes du pays. De concert avec des concitoyens, il organise une série d’actions de désobéissance civile afin d’attirer l’attention de la Ville, de la compagnie ferroviaire et du gouvernement fédéral sur les dangers de voie ferrées en milieu urbain.  

 

 

Interpellés par la brutalité technocratique avec laquelle la Ville de Québec a traité les résidents de Saint-Roch (comme ce sera hélas le cas plus tard avec ceux de la rue Saint-Gabriel, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste), un groupe de chrétien.nes contribue, avec d’autres, à la fondation et à l’animation du Comité des citoyennes et citoyens du quartier Saint-Sauveur (CCCQS). Membres d’une communauté ecclésiale de base fondée en 1973 dans Saint-Sauveur, Nicol Tremblay et Paul-Yvon Blanchette ont contribué, chacun à leur manière, à résister aux projets de réaménagement urbain qui menaçaient de détruire plusieurs dizaines de maison dans le quartier, le premier à travers ses engagements de longue durée au CCCQS; et le second dans le développement de coopératives d’habitation et la direction des Constructions Ensemble, une coopérative de construction très active dans la région de Québec, voire au-delà.  

Les engagements de Jacques Couture, de Saint-Henri à la mairie de Montréal (1964-1974)  

En 1964, le jésuite Jacques Couture s’installe dans le quartier Saint-Henri afin pour vivre plus pleinement la pauvreté évangélique et la fraternité avec les exclus qu’il appelait de tous ses vœux trois ans plus tôt. Prêtre-ouvrier, il travaille d’abord comme manœuvre dans un atelier métallurgique, puis comme livreur d’épicerie dans le quartier Saint-Henri. Il y découvre une culture de la solidarité qui le transforme intérieurement, lui le fils de notable de la haute-ville de Québec. Partageant le quotidien de ceux qu’il devait évangéliser, il vit auprès de ces ouvriers des relations humaines empreintes de vérité et de fraternité évangéliques. Ce qui inverse l’ordre les choses, comme si c’était lui qui avait été évangélisé par ses ouailles. Tout en prenant conscience des vexations et humiliations vécues au quotidien par les familles ouvrières.  

Façonné par la pédagogie du Voir-Juger-Agir, il cherche à contribuer à la conscientisation, en travaillant à mi-temps à titre d’animateur social au sein du Groupement Familial Ouvrier, dont la mission est d’« organiser des rencontres avec les gens, étudier les problèmes du milieu, unir les différentes catégories sociales, exercer des pressions, maintenir une série d’activités selon la même orientation». À cette fin, il cofonde et coanime un Comité d’action politique avec des citoyens du quartier, lequel publie le journal L’Opinion ouvrière dont il est le rédacteur principal.  

D’abord confiné à Saint-Henri, son engagement s’élargit bientôt à l’échelle du sud-ouest au sein de divers comités de citoyens, dont le GRIP (Groupe de réflexion et d’information politique). Développant une conscience aigüe des effets démobilisateurs de la pauvreté, qui cantonnent les ouvriers aux marges de la société et des centres de décision, ce « prêtre-ouvrier en colère » cherche des solutions systémiques aux problèmes sociaux qui accablent le milieu. La charité lui semblant insuffisante, il plaide en faveur d’une hausse marquée du salaire minimum, une nécessité dans le contexte inflationniste des années 1970, et qui force les ménages ouvriers à négliger leur alimentation pour boucler leur budget. La hausse du salaire minium qui deviendra son cheval de bataille, au point d’en découdre avec les évêques catholiques, qu’ils jugent trop timorés. Et qui lui coutera son poste de ministre du Travail au sein du gouvernement péquiste de René Lévesque, après octroyé deux hausses successives du salaire minimum.  

 

 

Ses engagements au GRIP et au sein d’autres groupes de citoyens attirent l’attention du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), un parti politique municipal de gauche, opposé à la gouvernance autoritaire et « mégalomane » du maire Jean Drapeau. En septembre 1974, le comité exécutif et les membres du RCM désignent Jacques Couture candidat à l’élection à la mairie de Montréal. Couture fait siennes les trois propositions principales du parti pour l’élection, lesquelles recoupent plusieurs de ses engagements antérieurs. D’abord l’abolition de la taxe sur l’eau exigée par de nombreux groupes de défense des droits sociaux, et son remplacement par un impôt sur le revenu progressif perçu par le gouvernement provincial. Ensuite un moratoire sur la démolition d’immeubles locatifs, de même qu’un soutien à la fondation de coopératives d’habitation. Enfin, une décentration des pouvoirs de la Ville vers les arrondissements.  

Jacques Couture considère le système de taxation montréalais régressif et discriminatoire pour les locataires et les petits propriétaires qui doivent supporter la taxe d'eau et l'impôt foncier. Il dénonce d’ailleurs l’influence démesurée exercée par les promoteurs immobiliers sur l’administration Drapeau, au détriment des droits et des besoins des citoyens.  Il plaide également en faveur d’une réforme en profondeur du fonctionnement de la police, ayant lui-même été témoin et victime de violence policière quelques années plus tôt, en juin 1968.

 

Le développement de Montréal est laissé à l’initiative des spéculateurs. Année après année, a poursuivi M. Couture, le paysage urbain est lentement bouleversé par des gens qui n'ont qu'un objectif: faire profiter leurs investissements. Même si des familles sont déracinées, même si des quartiers sont déchiquetés, la Ville de Montréal ne fait rien parce qu'elle retire plus de taxes d’un immeuble à bureaux de dix étages que de cinq vieilles maisons a grands logements. La rentabilité économique détermine toujours les décisions de l'administration Drapeau et les priorités sociales n'interviennent jamais. Face a cette situation, ce que le RCM préconise est simple: le contrôle du développement urbain par les conseils de quartier. [...] À court terme, le RCM propose d'interdire par règlement la démolition de tout logement qui peut être restauré. L'essentiel, pour assurer le développement de Montréal tout en respectant la vie des citoyens et des quartiers, c’est un plan d'aménagement réalisé avec la participation active et démocratique des citoyens.

- Paule Beaugrand-Champagne, "Jacques Couture pose la question: Développer Montréal avec les spéculateurs ou avec les citoyens?", Le Jour, 23 octobre 1974, p.3

 

Bien que défait, le candidat du RCM mène une très bonne campagne, raflant 40% des suffrages contre le maire Jean Drapeau. Ce qui suscite l’attention de René Lévesque, qui lui propose de faire le saut en politique provinciale en tant que candidat du Parti québécois lors de l’élection générale de 1976.

Les solidarités chrétiennes avec les expropriés de l’île de Hull (1965-1990)

Transportons-nous maintenant dans la région de l’Outaouais, dans la municipalité de Hull, l’un des arrondissements de l’actuelle ville de Gatineau, voisine d’Ottawa, la capitale du Canada et le siège du gouvernement fédéral. Petite ville industrielle sise sur la rive québécoise de la rivière des Outaouais, Hull doit son développement à l’industrie du bois, comme l’ensemble de la vallée de l’Outaouais qui a fait la fortune des « Lumber Barons ». La ville est aussi connue pour l’usine E. B. Eddy, notamment connue pour la grève menée en 1919 par le syndicat des allumettières menées par Donalda Charron contre le capitalisme sauvage pratiqué par les propriétaires de cette entreprise. Grève dont se solidariseront les Oblats de Marie-Immaculée, qui exercent leur ministère de part et d’autre de la rivière des Outaouais. Avec d’autant plus d’aisance sachant que le syndicat des allumettières est affilié à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada. 

Au début des années 1970, l’île de Hull, le quartier industriel de la ville, est aux prises avec divers problèmes sociaux, dans la foulée de la fermeture de plusieurs usines et d’une hausse marquée du chômage dans ce secteur. Cette désindustrialisation coïncide avec l’influence grandissante du Parti québécois qui remporte l’élection générale du 15 novembre 1976, en promettant de tenir d’ici quatre ans un référendum sur la souveraineté du Québec. Et qui avait fait élire une députée à Hull, Jocelyne Ouellette, dans ce qui était jusque-là un «fief» libéral.  

Cette double conjoncture incite le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau à accroître la présence de l’État fédéral sur les rivages québécois de la rivière des Outaouais. L’idée n’est pas nouvelle : dans les années 1950, l’urbaniste Jacques Gréber défendait déjà ce projet « d’annexion » de Hull à la capitale nationale du Canada. Profitant de la dévitalisation socio-économique de ce quartier et des projets de rénovation urbaine mis de l’avant par le Conseil municipal de la Ville de Hull, le gouvernement fédéral entend raser plusieurs pâtés des maisons (qualifiés de « taudis » par les fonctionnaires) pour y bâtir des immeubles appelés à héberger des ministères et agences fédérales et ainsi accroître la visibilité du Gouvernement du Canada, en contexte de croissance de la fonction publique. D’autant que la ville d’Ottawa commençait à manquer d’espace et que les rares terrains vacants étaient très coûteux. Cette « quasi-annexion de Hull à la ville d'Ottawa pour créer la région de la capitale nationale » a été rendue possible par la complicité active des élus municipaux, notables libéraux pour la plupart. Et aussi avec l’aide d’Oswald Parent, le candidat libéral défait lors de l’élection de 1976, de même que « l’homme fort du Parti libéral » dans la région de l’Outaouais.   

Comme l’observe François Saillant, les résultats seront désastreux pour la population ouvrière de Hull :  

 

En mai 1969, une semaine avant qu’Ottawa procède aux expropriations nécessaires à la construction de Place-du-Portage, le gouvernement québécois s’empare d’une partie des terrains afin de permettre la construction de l’édifice Jos-Montferrand, qui accueillera un nouveau palais de justice et un centre administratif. Quelque 120 familles sont évacuées. [...] La construction d’autoroutes et l’élargissement des rues nécessaires au déplacement de milliers de fonctionnaires vers les édifices fédéraux et provinciaux entraînent aussi leur lot de démolitions; Québec est à lui seul responsable de la destruction de 605 logements ouvriers. L’édification du nouvel hôtel de ville de Hull, ouvert en 1980 au cœur de l’île sous le nom de « Maison du citoyen », y contribue aussi, tout comme divers projets hôteliers, commerciaux et autres. [...] Selon l’historien Raymond Ouimet, conseiller municipal dans les années 1980, plus de 1600 logements sont démolis au cours des années 1960 et 1970, chassant au moins 6000 personnes de leur domicile. La population de l’île de Hull est réduite de moitié. Les quelques centaines d’unités de HLM construites durant cette période sont bien insuffisantes pour compenser

 - François Saillant, Lutter pour un toit, Montréal, Écosociété, 2018, p.65-68

 

Il s’en est suivi un intense travail d’animation sociale, d’éducation populaire et mobilisation des locataires et des expropriés de l’île de Hull. Une démarche impulsée par les capucins réunis autour d’Isidore Ostiguy, et aussi du prêtre oblat Roger Poirier. Formés à « l’école » du Voir-Juger-Agir, soutenus par leurs communautés respectives, de même que par l’évêque du diocèse de Hull, Mgr Adolphe Proulx, ils mèneront avec leurs camarades des lutte un immense travail de conscientisation, par, pour et avec les premiers concernés. Afin de donner une voix aux sans voix, à travers divers comités de citoyens et d’autres instances, dont le Sommet de l’Île de Hull de 1989 a été l’un des points culminants, de même que l’occupation de l’école Reboul, squattée par des familles sans-logis condamnées à vivre dans des tentes. 

Insatisfait de la réponse des autorités aux revendications légitimes et à la résistance pacifique des résidents de l’île de Hull, l’oblat Roger Poirier fait le saut en politique municipale, briguant les suffrages dans le quartier ouvrier de Montcalm, lors de l’élection municipale de novembre 1982. Quartier où il est né, où il a grandi et où il a découvert les mouvements d’Action catholique ouvrière, un pan important de son ministère. Défait par le candidat de l’équipe du maire Michel Légère, il récolte néanmoins près de 35% des suffrages. Quatre ans plus tard, il est nommé directeur du Centre Saint-Pierre, à Montréal. Il y rédigera Qui a volé la rue Principale?, un livre-manifeste relatant les nombreuses luttes menées par les résidents de l’île de Hull, auxquels François Saillant a rendu hommage dans son essai Lutter pour un toit.   

De nombreux chrétiens prolongeront cette « tradition » d’engagement pour la justice sociale à l’échelle municipale, d’Yvon Bussières à Québec, à Pierre Montreuil à Trois-Rivières en passant par Dominique Boisvert dans le village estrien de Scotstown. 

Conclusion 

Indissociable des idéaux personnalistes militant en faveur de la défense de la dignité de la personne humaine, les luttes pour le droit au logement auront été au cœur de plusieurs générations de militantes et de militants chrétien.es engagé.es pour la justice. Droit humain inaliénable, le logement est aussi le « lieu » à partir duquel les êtres humains s’enracinent dans un quartier, une collectivité locale et un milieu de vie, avec lesquels vont se nouent des liens de réciprocité, de convivialité et de solidarité. Des milieux de vie de plus en plus fragiles, menacés par des décennies de collusion entre promoteurs immobiliers et élus municipaux, parfois prêts à raser des pâtés de maisons et des rues entières, au nom du « progrès » et de « l’efficacité ». Face à des collectivités locales composées en bonne partie de locataires, de ménagères, de petits salariés, des chômeurs et de personnes en situation de pauvreté, mal outillés pour défendre leur droit à la dignité, et auxquelles le droit de vote n’a été accordée que fort tardivement dans l’histoire du Québec, au seuil des années 1940.   

Pour les chrétiens sociaux, la lutte pour le droit au logement est également indissociable du principe de subsidiarité défendu par l’enseignement social de l’Église, c’est-à-dire cette idée voulant que la communauté locale soit la mieux placée pour faire face aux défis qui la concerne. Il n’appartient donc pas à des pouvoirs autoritaires et lointains de décider ce dont le quartier et la communauté a besoin. Ou pis encore, d’imposer unilatéralement sa volonté et ses décisions à la communauté locale, sans même se donner la peine de les consulter. Un fort désir d’autogestion, d’éducation populaire et de démocratie participative commence à émerger dans les faubourgs populaires québécois, à la faveur du développement du mouvement coopératif, des mouvements d’Action catholique spécialisée et d’une démocratie municipale favorisant une participation accrue, voire la participation tout court des locataires et des classes populaires aux décisions qui les concernent.  

La lutte pour le logement est également indissociable de l’option préférentielle pour les pauvres, point focal de l’engagement pour la justice animant un grand nombre de chrétiennes et chrétiens sociaux. Tantôt issus de la classe ouvrière, tantôt issus des classes moyennes, tantôt prêtres-ouvriers et militants syndicaux ayant librement choisi de s’insérer dans les faubourgs populaires afin d’incarner en parole et en actes la radicalité de l’évangile, toute une génération chrétiens sociaux a épousé les revendications des ouvriers, des chômeurs et des personnes assistées sociales, auxquels ils étaient unis par des liens de solidarité et de fraternité, formant avec elles et eux une communauté de destin. Formés à l’école du Voir-Juger-Agir, perméables à l’analyste marxiste, engagés dans des pratiques de conscientisation et d’éducation populaire, ces militantes et militants proposent une compréhension élargie des mobilisations pour le droit au logement, inextricablement liées à celle de la justice sociale, le loyer n’étant qu’une des composantes des luttes de libération dans lesquels sont engagées les milieux populaires. La lutte contre la taxe d’eau en est une illustration, tout comme les engagements du jésuite Jacques Couture en faveur de la hausse du salaire minimum et des prestations sociales.   

Le cas des Fils de la Charité est éloquent à ce propos, ces derniers ayant été tout à la fois prêtres-ouvriers, militants syndicaux, membres actifs de comités logements et promoteurs de l’éducation populaire et de l’action communautaire autonome. D’abord dans Pointe-Saint-Charles, puis plus tard au Centre de pastorale en milieu ouvrier et dans les quartiers Villeray et la Petite-Patrie, où Ugo Benfante et Claude Lefebvre ont repris là où ils avaient laissé dans le sud-ouest de Montréal. Installé dans le quartier Centre-Sud, Claude Lefebvre contribue à la fondation d’Inter-Loge, une coopérative d’habitation et groupe de ressources techniques (GRT) qui acquiert ou rénove des immeubles afin de favoriser le développement de logements sociaux et de logements abordables.  

Loin d’être un cas isolé, cet engagement en faveur du logement social et du développement des coopératives d’habitation est l’un des traits marquants de l’action des chrétiennes et chrétiens sociaux depuis les années 1970. Hébergeant tantôt des communautés ecclésiales (CEB) de base habitées par des militantes et militants (pensons ici à la communauté des Chemins dont fut notamment membre le jésuite Guy Paiement), ces coopératives ont été « portées » par un grand nombre de communautés religieuses, qui ont tâché de donner une vocation sociale aux immeubles dont elles étaient propriétaires, par souci de ne pas contribuer à la spéculation immobilière et à la gentrification des quartiers où elles étaient établies. Tout en contribuant au développement des coopératives d’habitation dans ces mêmes milieux de vie.  

Pensons ici à l’engagement durable de sœur Lise Lebrun en faveur des coopératives d’habitation dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve et à l’échelle de la province, par le biais de la Fédération de l’habitation coopérative du Québec. À l’engagement durable des frères capucins dans la région de Gatineau, à travers Mon Chez Nous et les Œuvres Isidore-Ostiguy. À la demi-douzaine de coopératives d’habitation cofondées par Nicol Tremblay et Paul-Yvon Blanchette dans la basse-ville de Québec. Ou au rôle décisif joué par Jean-Guy Laguë dans ces luttes à Montréal. Militant de la Jeunesse ouvrière chrétienne et membre de l'exécutif national de JOC (dont il dirigeait en 1973 le Centre d'animation et de culture ouvrière), il a contiribué à la fondation du comité logement Centre-Sud, puis à celle du FRAPRU en 1978, de même qu'à la structuration du mouvement coopératif montréalais. À travers la coopérative d'habitation De Par Ici et le groupe de ressources techniques en Habitation de Montréal, dont il a été le cofondateur et l'adminstrateur penbdant de nombreuses années. Plus près de nous, pensons à l’Espace Fullum établi dans l’ancien couvent des Sœurs de la Providence dans le centre-sud de Montréal, à la Maison Mère-Mallet dans la haute-ville de Québec qui héberge une quiznaine d'organismes communautaires, ou encore à l’achat de la maison-mère des Sœurs du Bon-Conseil par les administrateurs de la Maison Jean-Lapointe, respectant à la fois la vocation sociale de cet institut religieux, tout en prévenant la spéculation immobilière dans ce secteur prisé du quartier Ahuntsic.   

Pensons à des initiatives plus ciblées, telles le Carrefour pour Elle (un centre d'hébergement pour femmes violentées), ou la Casa Bernard-Hubert fondées dans le diocèse de Saint-Jean-Longueuil par l’intermédiaire de Lorette Langlais, sœur du Bon-Conseil et responsable de la pastorale sociale, à partir d'immeubles appartenant à sa communauté. Pensons, enfin, à la Maison Quo Vadis (aujourd’hui appelée Auberge Le Tournant) cofondée en 1974 par Bernard Sweeney et les franciscains Richard Bergeron et Pierre Bisaillon afin d’offrir un toit et un milieu de vie aux ex-détenus en quête de communauté. Ou encore à la maison de transition Joins-toi fondée par la même année les religieuses auxiliatrices de Granby, afin d’offrir un espace de vie aux ex-détenus du pénitencier de Cowansville. Malgré l’opposition bruyante des voisins et des édiles municipaux, préfigurant les nombreux cas de « pas dans ma cour » à venir dans les décennies suivantes d’un bout à l’autre de la province. Souligons également l'engagement de l'Église-Unie dans les luttes pour le logement, notamment à Pointe-Saint-Charles, dans le sud-ouest de Montréal, à travers la Maison Saint Columba. De même que le rôle joué par l'organisme Le Pont dans l'accueil et l'accompagnement des réfugiés, auxquels ils offrent tout un essemble de services, dont l'accès à un logement.

Ce panorama impressionniste ne rend pas justice à ces incitatives foisonnantes qui gagneraient à être cartographiées et analysées de manière systématique. Coordonnateur du FRAPRU de 1979 à 2016, François Saillant saluait d'ailleurs l’engagement durable des communautés religieuses en faveur du droit au logement : « C’est grâce aux communautés qu’on a pu poursuivre notre travail. Le FRAPRU a obtenu 50 000 $ ou 60 000 $ certaines années en dons de communautés religieuses. Cela a été extrêmement précieux. Ce soutien-là se poursuit et va aujourd’hui aux groupes plus mal pris que nous », disait-il en 2016 au journaliste François Gloutnay, au moment de son départ à la retraite.  

Ces connivences et convergences entre la gauche chrétienne et la gauche marxiste se sont prolongées dans les années 1980 et 1990, en plein virage néolibéral des gouvernements du Québec et du Canada. De la marche Du Pain des roses de 1995, au Sommet socio-économique de 1996, à l’adoption en 2002 d’une loi citoyenne visant à éliminer la pauvreté, on observe une convergence des luttes entre les mouvements féministes et communautaires. Convergence dont les chrétiens sociaux ont été partie prenante, comme l’illustre le leadership de Vivian Labrie, alors coordonnatrice du Carrefour de pastorale en monde ouvrier, de même que l’engagement es responsables de la pastorale sociale des diocèses québécois, dans cette vaste coalition citoyenne ayant mené à l’adoption de cette loi anti-pauvreté dont on commémorait l’an dernier le 20e anniversaire.  

Appréhendée sous ce prisme et à la lumière de cette tradition d’engagement, la lutte du collectif Sauvons le Mont-Carmel révèle ici toute son exemplarité. Religieuses et militant.es laïques ayant plus d’une fois démontré leur solidarité envers des mobilisations locales, nationales et internationales dépassant largement leurs intérêts égoïstes, les membres de ce comité de lutte ont plus d’une fois rappelé les dimensions collectives de leurs revendications. Par-delà les bris de services et vexations leur ayant été imposées par le propriétaire de leur immeuble, c’est d’abord par souci de donner une voix aux sans-voix, sachant qu’un grand nombre de personnes âgées vivant dans des RPA n’ont pas les moyens de se défendre face à de telles situations. L’objectif ultime de cette lutte est de faire en sorte que leurs démarches judicaires transforment la jurisprudence et contraignent les législateurs à adopter des lois protégeant convenablement les droits des locataires aînés. Et, par extension, ceux de tous les locataires vulnérables. Dans un souci marqué pour le bien-commun et la dignité de la personne humaine, au nom de la « justice évangélique ». 

Pour aller plus loin 

Félix Aubin, "Cité-jardin : rêves et ambitions d’une ville nouvelle", Bibliothèques et Archives nationales du Québec, 23 août 2023

Claude Auger, L’aventure fraternelle des capucins à Hull 1967-2014. Annoncer l’Évangile autrement, Lac-Bouchette, Ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette, 2016, 160 p.

Gérard Beaudet, Un Québec urbain en mutation, Québec, Multimondes, 2023, 264 p.

Éric Bédard et Catherine Foisy, "Figures marquantes de la solidarité : Jacques Couture (1929-1995)", Figures marquantes de notre histoire, Fondation Lionel-Groulx, 9 mai 2023

Maude Bouchard-Dupont, "Saint-Léonard, projet coopératif d’habitation d’envergure", Encyclopédie du MEM, 22 novembre 2021

Amélie Bourbeau, "Tuer le taudis qui nous tuera'": crise du logement et discours sur la famille montréalaise d'après-guerre (1945-1960)", mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal, 2002, 160 p.

Bettina Bradbury, Familles ouvrières à Montréal. Âge, genre et survie quotidienne pendant la phase d'industrialisation, Montréal, Boréal, 1195, 372 p. 

Fred Burrill, "Parlons violence: Histoires orales de déplacement et de résistance à Saint-Henri", Centre d’histoire orale et de récits numérisés (Université Concordia), 2018, 1h23

Centre des mémoires montréalaises- MEM, "Quartiers disparus", Encyclopédie des MEM, 30 novembre 2022.

Jean-Pierre Collin, La Ligue ouvrière catholique canadienne, 1938-1954, Montréal, Boréal, 1996, 294 p.

Jean-Pierre Collin, La cité coopérative canadienne-française, Saint-Léonard-de-Port-Maurice, Québec, Presses de l’Université du Québec-INRS, 1986, 184 p.

Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1897-1929, Montréal, Boréal Express, 1978, 213 p.

Martin Croteau, "L'implication sociale et poltique de Jacques Coutre à Montréal, 1963-1976", mémoire de maîtrise (histoire), Université du Québec à Montréal, 2008, 177p.

Dominique Deslandres, John Dickinson et Ollivier Hubert, (dir.), Les Sulpiciens de Montréal. Une histoire de pouvoir et de discrétion, 1657-2007, Montréal, Éditions Fides, 2007, 674 p. 

Martin Drouin, "De la démolition des taudis à la sauvegarde du patrimoine bâti (Montréal, 1954-1973)", Revue d'histoire urbaine, 41, 1 (2012): 22-36.

Louis Favreau, "Organisation communautaire et travail social : la contribution de l’Action catholique ouvrière. Entrevue avec Roger Poirier", Nouvelles pratiques sociales, 10, 2 (1997): 11-22

Louis Gaudreau, Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, Montréal, Lux, 2020, 448 p. 

Steven High, Deindustrializing Montreal. Entangled Histories of Race, Residence, and Class, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2022, 440 p. 

Ian Mercier, "La propriété en conflit: justice et droit du logement à Montréal (1941-1980)", thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2023, 325 p. 

Martin Petitclerc, (dir.), Déjouer la fatalité : pauvreté, familles, institutions, Montréal, Centre d'histoire des régulations sociales, 2019, 52 p.

François Saillant, Lutter pour un toit, Montréal, Écosociété, 2018, 208 p. 

Brian Young, In Its Corporate Capacity: The Seminary of Montreal as a Business Institution, 1816-1876. Kingston et Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1986, 296 p. 

 

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Prêtres-ouvriers

Apparus en Europe au début des années 1940 avant d'être censurés par Rome, puis à nouveau autorisés au lendemain du Concile Vatican II, les prêtres-ouvriers ont grandement marqué l'histoire du christianisme social des cinquante dernières années. La communauté des Fils de la Charité est exemplaire à ce chapitre. 

 

 

Les Fils de la Charité et l’expérience des prêtres-ouvriers au Québec (1950-1980)  

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Revenus au goût du jour à la faveur de deux documentaires parus des deux côtés de l’Atlantique presque simultanément, les prêtres-ouvriers font l’objet d’un intérêt croissant de la part des médias et du grand public depuis quelques mois. En janvier 2021, la chaîne télé France 3 diffusait en grande première le documentaire La clé à molette et le goupillon de Thierry Leclère. Quelques jours plus tard, K-Films Amérique annonçait la diffusion imminente du documentaire Les Fils de Manon Cousin, consacré aux engagements sociaux et syndicaux des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles. Au même moment, Ugo Benfante, le tout premier prêtre-ouvrier de l’histoire du Québec, rendait son dernier souffle à l’âge de 85 ans.  

Tablant sur cette synchronicité presque providentielle, ce dossier entend brosser les contours de la présence et de l’action des prêtres-ouvriers dans l’histoire du christianisme social au Québec après le Concile Vatican II. Et ce, en amont comme en aval de l’expérience prophétique de Pointe-Saint-Charles. En focalisant certes son attention sur la trajectoire des Fils de la Charité, sans toutefois s’y limiter.  

L’histoire des prêtres-ouvriers a d’ailleurs été largement négligée par les chercheurs québécois et canadiens, au-delà des travaux exploratoires du théologien Oscar Cole Arnal sur les religieux et religieuses engagés en usine dans le Québec de l’après-Révolution tranquille. D’où la pertinence sociale, savante et militante du dossier présenté ci-dessous.    

 

Les Fils de la Charité et les prêtres-ouvriers  

Hommage indirect à la mémoire de son oncle Guy Cousin, figure marquante de la pastorale ouvrière des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles dans les années 1960 et 1970, le documentaire Les Fils de Manon Cousin donne la parole à plusieurs confrères, collaborateurs et collaboratrices de ce dernier. Parmi ceux-ci, mentionnons ses confrères Ugo Benfante et Claude Julien, tout comme à d’ex-novices des Fils comme Normand Guimond et Pierre Pagé. On y évoque aussi les engagements du père David Gourd, membre de la communauté engagé dans les mêmes luttes à Pointe-Saint-Charles. Elle donne aussi la parole à deux natifs de Pointe-Saint-Charles et qui ont été de proches collaborateurs des Fils de la Charité. D’abord Serge Wagner, qui fut directeur du Carrefour d’éducation populaire à cette époque et qui a fait carrière dans le domaine de l’alphabétisation des adultes. Puis Thérèse Dionne, qui a été travailleuse communautaire à la Clinique communautaire de Pointe-Saint-Charles.  

Magnifiquement mis en scène à grand renfort de documents et d’extraits de films d’archives, le documentaire Les Fils brosse un portrait réaliste mais empathique des misères qui accablent les habitants des faubourgs ouvriers de Pointe-Saint-Charles. La cinéaste restitue aussi le vent d’espoir et de changement qui souffle sur le Québec de la Révolution tranquille et l’Église de Vatican II. Église où se développe toute une pastorale sensible aux réalités et aux luttes des travailleuses et travailleurs, comme en témoigne la tradition des messages du 1er mai de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec, à une époque où un grand nombre de clercs et de prélats prennent fait et cause pour les ouvriers, les sans-emploi et les personnes appauvries. Le documentaire met d’ailleurs en valeur quelques extraits de films d’archives où Jacques Grand’Maison — fils d’ouvrier, théologien, prêtre, sociologue et militant pour la justice sociale — plaide en faveur de l’option préférentielle pour les pauvres, dans cette Église qu’il souhaite voir renouer avec le prophétisme. 

Comme on le découvre dans le documentaire de Manon Cousin, la branche québécoise des Fils de la Charité fera de l’insertion en milieu ouvrier et du travail en usine le cœur de sa présence pastorale au Québec. L’idée n’est pas nouvelle : comme leur homologue belge Joseph Cardijn, aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) fondée par des jeunes syndicalistes, les prêtres français Yvan Daniel et Henri Godin notent dès 1943 le fossé grandissant entre l’Église et les familles ouvrières. Au point de parler «d’apostasie des masses» et de présenter la France urbaine et industrielle comme un «pays de mission». C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de prêtres décident de se faire ouvriers, à la suite de leur confrère Jacques Loew qui sera le tout premier prêtre-ouvrier. Quittant le confort de leurs presbytères cossus pour s’insérer dans les faubourgs ouvriers et travailler à la sueur de leur front dans les usines et les entrepôts portuaires, ils entendent par-là imiter les vertus du Jésus pauvre et ouvrier et témoigner de l’évangile en se faisant frères des travailleurs. Suscitant l’enthousiasme des syndicalistes catholiques et des militants d’Action catholique de ce côté-ci de l’Atlantique, comme en fait foi cet article que le jéciste1 et citélibriste2 Guy Cormier consacre aux prêtres-ouvriers dans l’édition du 16 octobre 1953 du journal Le Travail, publié par la Confédération des travailleurs catholiques du Canada.  

 

 

Ce corps-à-corps avec le dur travail en usine, de même qu’avec la misère des faubourgs ouvriers et les injustices du capitalisme industriel, amène ces prêtres-ouvriers à épouser les luttes syndicales, sociales et politiques de leurs camarades ouvriers, auxquels ils sont unis par une communauté de destin. Délaissant les syndicats chrétiens au profit de ceux affiliés à la CGT (Confédération générale du Travail) où militent leurs camarades de lutte, les prêtres-ouvriers prennent part aux grèves, mobilisations et luttes menées par le mouvement ouvrier, sans toutefois aller jusqu’à devenir membres du PCF (Parti communiste français). Craignant leur « contagion » par les idées communistes et jugeant le travail en usine incompatible avec la dignité du ministère presbytéral promue par l’Église depuis le Concile de Trente1, le pape Pie XII condamne sans appel le mouvement en 1954 et ordonne aux prêtres travailleurs de quitter les usines et de rentrer dans leurs sacristies. L’immense majorité des prêtres-ouvriers se plient aux ordres de Rome, hormis une minorité dissidente qui poursuit son engagement en milieu ouvrier et syndical, avec l’assentiment de leurs évêques.   

Qualifié de «plus grand événement religieux depuis la Révolution française» par le dominicain Marie-Dominique Chenu, l’expérience des prêtres-ouvriers renaît de ses cendres en 1965, dans le sillage du Concile Vatican II, après que le pape Paul VI eut autorisé les membres du clergé à travailler dans les usines et chantiers. En 1976, il y avait 800 prêtres-ouvriers en France. 

 

Une pastorale sociale et ouvrière dans le Sud-Ouest de Montréal  

Le contexte se prête donc bien à une relance de l’expérience des prêtres-ouvriers de ce côté de l’Atlantique. À partir de 1965, un grand nombre de prêtres séculiers et de religieux issus de diverses communautés demandent à leurs supérieurs ecclésiastiques de s’établir en milieu ouvrier pour y vivre une expérience d’inculturation et d’incarnation radicale de l’évangile. Le numéro d’août 1967 de la revue oblate Prêtres et laïcs est éloquent à ce propos. On peut notamment y lire les réflexions d’Ugo Benfante, fils de la Charité, alors jeune vicaire dans la paroisse Saint-Jean-Évangéliste de Pointe-Saint-Charles.  

Le Sud-Ouest de Montréal semble avoir été au cœur de ces innovations pastorales. C’est dans ce contexte que le jésuite Jacques Couture s’installe dans un modeste appartement dans Saint-Henri pour vivre plus pleinement la pauvreté évangélique et la fraternité avec les exclus qu’il appelait de tous ses vœux trois ans plus tôt, dans l'édition de novembre 1964 de la revue Relations. Il y découvre une culture de la solidarité qui le transforme intérieurement, lui le fils de notables de la Haute-Ville de Québec : «Ce qui caractérise le milieu, dit-il, c’est la grande solidarité de vie qui les unit tous. La précarité de leurs revenus et l’espèce de “mise à part” de la société rend cette solidarité indispensable. Entrer dans ce courant vital de solidarité est absolument important. Pour ce faire, j’ai voulu volontairement et sincèrement me mettre en “situation de précarité”, dans un état tel qu’ils sentent vraiment que j'avais besoin d'eux». Cette solidarité passe notamment par les repas lui ayant été offerts de bon cœur par ses voisins ouvriers lorsque son modeste salaire ne lui permettait pas de manger à sa faim. Ou encore par les repas partagés avec ceux-ci en retour, lorsque les victuailles étaient plus abondantes. Le pain rompu et les moments partagés avec convivialité avec ses amis ouvriers donnant une dimension eucharistique à ces repas et à cette solidarité empreinte de gratuité.  

Partageant le quotidien de ceux qu’il devait évangéliser, il vit auprès de ces ouvriers des relations humaines empreintes de vérité et de fraternité évangéliques. Ce qui inverse l’ordre les choses, comme si c’était lui avait été évangélisé par ses ouailles. Exerçant son ministère à Saint-Henri, le jésuite travaille à titre d’animateur social au sein du Groupement Familial Ouvrier, dont la pédagogie s’inspire de celle du Voir-Juger-Agir : « organiser des rencontres avec les gens, étudier les problèmes du milieu, unir les différentes catégories sociales, exercer des pressions, maintenir une série d’activités selon la même orientation ». À cette fin, il cofonde et coanime un Comité d’action politique avec des citoyens du quartier, lequel publie le journal L’Opinion ouvrière dont il est le rédacteur principal. D’abord confiné à Saint-Henri, son engagement s’élargit bientôt à l’échelle du sud-ouest au sein de divers comités de citoyens et, enfin, à celle de la ville de Montréal, où il contribue à la fondation du RCM (Rassemblement des citoyens de Montréal), parti municipal de gauche opposé à la gouvernance autoritaire et mégalomane du maire Jean Drapeau. Avant de faire le saut en politique provinciale, comme député péquiste de Saint-Henri, ministre du Travail, puis ministre de l’Immigration dans le gouvernement de René Lévesque.  

Il n’est d’ailleurs pas le seul jésuite à faire ce choix : son confrère Rosaire Tremblay (1937-1978) s’installe lui aussi dans Saint-Henri, où il sera prêtre-ouvrier. Mort précocement d’un cancer à l’âge de 41 ans, il travaille en usine, fait de l’accompagnement spirituel en milieu ouvrier, milite auprès des Politisés chrétiens où il côtoie notamment la religieuse auxiliatrice Christiane Sibillotte, elle aussi engagée dans le Sud-Ouest de Montréal, à la Pharmacie communautaire de Pointe-Saint-Charles.  

Des religieuses font aussi le choix de faire ouvrières pour les mêmes raisons : c’est le cas de Marie-Paule Lebrun, des petites sœurs de l’Assomption, qui travaille dans une usine de jouets par souci d’authenticité évangélique et pour exercer son apostolat auprès des travailleuses, négligées par la pastorale de l’Église. Et aussi de Claude Gronier, de la communauté des Petites Sœurs de Jésus, qui travaille dans une usine de conserves de Centre-Sud dans les années 1960, tout comme Jacques Grenier, alors séminariste chez les prêtres des Missions étrangères.      

 

 

Les Fils de la Charité, prêtres-ouvriers à Pointe-Saint-Charles   

Installés dans Pointe-Saint-Charles depuis le milieu des années 1950, les Fils de la Charité déploient une pastorale ouvrière novatrice à bien des égards. D’abord en termes d’effectifs : contrairement aux prêtres et religieuses s’étant établis – souvent seuls – dans un logement en milieu ouvrier, les Fils le font en tant que communauté et aussi en tant qu’équipe pastorale. Contrairement à certains de leurs confrères, les Fils prennent rapidement la décision de se départir de leur presbytère pour aller s’établir au cœur de la vie ouvrière, d’abord dans un appartement situé au-dessus d’une taverne, ensuite en plein cœur du pâté de maisons le plus démuni de Pointe-Saint-Charles, sur la rue de Sébastopol. 

Enfin, ils font du travail en usine en tant que prêtres-ouvriers l’une des dimensions essentielles de leur action pastorale, ce qui ne fut pas toujours le cas des pasteurs installés dans les quartiers ouvriers (le jésuite Jacques Couture a certes travaillé comme livreur et ouvrier dans une usine métallurgique, mais sans y persévérer ni y voir une condition essentielle de son apostolat). 

Non seulement les Fils travaillent-ils en usine, mais ils s’engagent aussi dans les luttes syndicales, dont ils prennent parfois la direction, après y avoir élus par des fortes majorités par leurs camarades de travail. C’est ainsi d’Ugo Benfante, premier prêtre ouvrier de l’histoire du Québec, se faire embaucher comme préposé à l’entretien des wagons dans la cour du triage du Canadien National, puis à l’usine de la Northern Electric de Lachine et enfin comme manœuvre à l’usine de matelas Simmons de Saint-Henri. De là, il est éventuellement élu à la présidence du local 402 de l’Union internationale des rembourreurs, affilié à la FTQ, où il prend part aux grèves de 1976 et 1978. «Ce sont sans doute les plus belles années de mon ministère », confiait-il à Manon Cousin dans le documentaire Les Fils, quelques mois avant son décès.   

Cet engagement ouvrier et syndical est également au cœur du ministère de son confrère Guy Cousin. Fier d’être un «prêtre aux mains sales», il se fait embaucher comme manœuvre à la Daily Freight Fowarding, puis chez J.P. Coats et enfin à l’entrepôt national des magasins Zellers. En marge de son travail en usine ou en entrepôt, il prend part aux luttes syndicales. En 1985, il sera congédié après avoir pris part à un débrayage spontané avec dix-sept camarades ouvriers à l’entrepôt de Zellers, pour dénoncer leurs mauvaises conditions de travail. Contestant ce congédiement illégal, ils auront de cause contre l’employeur… trois ans plus tard

 

 

Pour ce Fils de la Charité, ces engagements ouvriers et syndicaux sont investis d’une signification spirituelle, empreinte d’une soif de libération : « Je ne partage pas simplement [les] conditions de vie [de mes camarades ouvriers], je me compromets avec eux. Quand un être humain est bafoué, je suis meurtri, car c'est une créature divine, à l'image de Dieu, qui souffre », disait-il en mai 1986, plaidant du même souffle pour une libération des ouvriers, à travers la lutte syndicale, sorte de «contre-violence» légitime face aux «coups de fouet du capitalisme»: 

 

Le syndicalisme m’apparaît comme une esquisse de libération, un moyen de se protéger la figure et non le reste du corps contre les coups de fouet du capitalisme. Tant que nous resterons dépouillés du produit de notre travail et gardés dans l’ignorance de ses fins, qu’on nous réduira au rôle d’exécutants anonymes, il n’y aura pas de différence essentielle entre l’ouvrier et l’esclave ancien.  

Je me sens absolument incapable de paraphraser comme autrefois sur le sens chrétien du travail en usine. Le but explicite et consenti de notre travail est la plus-value, le profit pour quelques individus. Et nous, ouvriers, sommes vus comme de simples items dans les coûts de production.

    - Guy Cousin, Cheminement d’un prêtre-ouvrier, 1977

 

Les Fils de la Charité : quelques jalons  

Prenons un pas de recul pour faire la genèse de ces «prêtres hors normes» que sont les Fils de la Charité.  La communauté des Fils de la Charité est apparue en France au début du 20e siècle, au plus fort des tensions entre l’anticléricalisme militant de la IIIe République et l’Église catholique du pape Pie X, pathologiquement méfiante à l’égard du monde moderne. La trajectoire spirituelle du fondateur des Fils de la Charité, le père Jean-Émile Anizan (1853-1928), aura une influence majeure sur le style pastoral et le charisme de cet institut religieux. D’abord membre de la congrégation des Religieux de Saint-Vincent de Paul, bien connue pour son engagement dans les patronages comme le Patro Le Prévost (ces lointains ancêtres des maisons des jeunes), il s’engage ensuite dans le développement du syndicalisme chrétien et des cercles catholiques d’ouvriers dans les faubourgs populaires. À une époque où le fossé entre l’Église et le monde ouvrier s’est considérablement approfondi et ira en s’accroissant.   

Élu supérieur de sa communauté en 1907, il est suspecté par Rome de promouvoir le modernisme et d’avoir fondé des syndicats qui ne sont pas jugés suffisamment «catholiques» par les autorités vaticanes. Démis de ses fonctions par l’Église-institution à l’aube de la Première Guerre mondiale, le père Anizan demande à être relevé de ses vœux, sans cependant renoncer à sa vocation. « Il n’a voulu tenir qu’à Jésus et à l’annonce de son Évangile au peuple des banlieues naissantes. Il a été déposé de sa charge et désavoué par une visite canonique diligentée par Rome; Sa foi au Christ et à l’Église n’a pas faibli. Pour rester fidèle à sa passion d’aimer les gens du peuple et de leur faire connaître Jésus, il s’est engagé comme aumônier volontaire dans les tranchées de Verdun », lit-on dans cette biographie du fondateur publiée sur le site Web des Fils de la Charité.   

Revenu dans les bonnes grâces de Rome en 1916 et rétabli dans ses fonctions, le père Anizan fonde quatre ans plus tard les Fils de la Charité, avec la bénédiction du nouveau pape Benoît XV. En 1927, un an avant son décès, il rencontre le chanoine belge Joseph Cardijn, aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) fondée par des jeunes syndicalistes, préparant le terrain pour l’engagement des membres de sa communauté dans l’Action catholique ouvrière. 

 

  

Les Fils de la Charité, de la Rive-Sud de Montréal à Pointe-Saint-Charles 

C’est après la Deuxième Guerre mondiale que les Fils de la Charité arrivent au Québec, par le biais du père Georges Briand (1912-1967). Natif de Saint-Pierre-et-Miquelon, il se joint aux Fils de la Charité dans les années 1930, marquées par la Crise économique et la déchristianisation de la classe ouvrière. Ordonné prêtre en 1943, il exerce d’abord son ministère à Clichy-sous-Bois, un faubourg ouvrier et une «banlieue rouge» de l’agglomération parisienne, conformément au charisme de la communauté religieuse fondée Jean-Émile Anizan. Non sans avoir les yeux rivés sur le Canada, où il a complété son cours classique et où il a déjà enseigné. 

Dans les années 1950, il s’installe dans le diocèse de Saint-Jean-Longueuil, dont les premiers évêques prennent très au sérieux les luttes ouvrières, en amont comme en aval du Concile Vatican II. Établi dans la paroisse ouvrière de Saint-Thomas-de-Villeneuve dans cette ville-champignon qu’est Saint-Hubert, alors en plein processus d’urbanisation et d’industrialisation, autour de l’industrie aéronautique, il exerce aussi son ministère presbytéral avec ses confrères Michel Goison, André Royon, Paul Ledeur et Charles Morice dans diverses paroisses voisines (Notre-Dame-du-Sacré-Cœur et Notre-Dame-de-Bonsecours à Brossard), sises dans un no man’s land suburbain où les conditions de vie des familles ouvrières sont difficiles, tout comme dans le bidonville voisin de Ville Jacques-Cartier dont Pierre Vallières a jadis raconté la misère. Le ministère des Fils de la Charité repose à la fois sur la pastorale sacramentelle, la charité chrétienne, mais aussi et surtout l’action sociale, en cohérence avec le charisme de leur institut religieux, proche de l’Action catholique. Ils contribuent en effet à la mise en place des branches masculine et féminine de la JOC dans l’ensemble des paroisses placées sous leur responsabilité et dont les rencontres sont «suivies régulièrement». Proche du monde syndical et ouvrier, Georges Briand prend part à un panel organisé par la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) en 1965 sur la collaboration entre les Églises et le mouvement ouvrier.  

 

L'action sociale, c’est le réconfort moral qu’il faut apporter à une famille éprouvée, c’est le travail qu’il faut essayer de trouver à un chômeur, etc. À même leurs maigres ressources, les Fils de la Charité doivent toujours trouver l'argent nécessaire pour procurer de la nourriture, des médicaments ou quelques dollars à une famille nombreuse totalement démunie. Des cas de ce genre ne sont pas rares, hélas et, l’hiver venu, les gens qui cognent à la porte du presbytère de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur ou des deux autres paroisses, plus nombreux qu’il ne faudrait. [...] Une section interparoissiale de la J.O.C. et une autre de la J.O.C.F. ont été [mises en places]. Des réunions ont lieu chaque mois au cours desquelles on discute des problèmes commnuns [et] met au point quelques petits services d’entr’aide fort utiles.

- [Hebdo Revue], "Fils de la Charité: Ces missionnaires des paroisses difficiles", Le Droit,  19 juin 1965, p.1

 

Georges Briand meurt toutefois prématurément d’un accident cardiovasculaire, le 12 juillet 1967, à l’âge de 55 ans. Non sans avoir jeté les bases d’une présence marquée des Fils de la Charité au Québec: Michel Gauvreau est ordonné en 1954, Claude Lefebvre en 1960, Ugo Benfante un an plus tard et Lorenzo Lortie en 1962. Ordonné prêtre chez les capucins en 1956, le Gaspésien Guy Cousin se joint aux fils en 1963, suivi de près par Claude Julien, qui se joint à l’équipe pastorale de la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste deux ans plus tard, en compagnie de David Gourd, où ils seront tous deux ordonnés en 1968. Né en Suisse en 1920, entré chez les Fils de la Charité en 1951, et ordonné prêtre en 1954, Frédy Kunz fait lui aussi partie de l’équipe pastorale.  

Peu avant sa mort, le père Briand jette les bases de ce qui sera le projet pastoral des Fils de la Charité. Dans l’homélie de l’ultime célébration eucharistique qu’il préside en juillet 1967, il déplore la passivité, le défaitisme et le conformisme qu’il observe dans les milieux populaires – un blâme, dit-il, qui doit «être partagé par d’autres milieux». Plaidant en faveur de l’engagement social de toutes et de tous, le supérieur canadien des Fils de la Charité milite en faveur d’une démocratisation des lieux de pouvoir, des espaces décisionnels et des leviers de commande où se façonnent l’avenir de la collectivité. Par, pour et avec les milieux concernés, en guise d’empowerment populaire et de résistance aux pouvoirs bureaucratiques, autoritaires et lointains qui scellent trop souvent leur destin. Pour cela, dit-il, il faut rompre avec la vision élitaire de l’action sociale et créer les conditions pour accroître la «participation des masses» à la transformation du milieu et aux leviers de promotion collective, dans une optique de justice sociale. Mobiliser «le plus grand nombre possible de personnes dans l’action [communautaire], dit-il, c’est les faire participer, les faire grandir, c’est les aimer vraiment». C’est aussi, ajoute-t-il, «rendre [ce] mouvement terriblement efficace...».  

Ce qui suppose de créer ou de s’approprier les espaces rendant possible cette prise en charge du milieu par lui-même. Et d’y déployer une pédagogie — celle du Voir-Juger-Agir ou celle des opprimés — la soutenant. Hasard ou providence, dans l’édition de juillet 1967 de la revue dominicaine Maintenant où cette homélie est reproduite, le théologien Jacques Grand’Maison consacre tout un article à l’animation sociale, le maître-mot de toute une génération d’intervenants sociaux ou pastoraux ayant œuvré en milieu populaire dans les années 1970 et 1980. Et qui était alors une nouveauté.  

 

 

Des «enfants» du Concile Vatican II et du Refus global  

Les Fils de la Charité arrivent à Pointe-Saint-Charles dans le milieu des années 1950, un milieu présentant «à peu près les mêmes problèmes que dans leurs paroisses de la rive-sud». Ils exercent leur ministère dans la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste dont le père Briand devient le curé en 1965 et où les Fils déploient une pastorale d’ensemble faisant la jonction entre action sociale et renouveau liturgique, «deux tâches qui peuvent sembler distinctes mais qui, en fait, sont profondément liées», lit-on dans l'édition du 19 juin 1965 du journal Le Droit.  

Profondément engagés dans la pastorale ouvrière et l’engagement pour la justice sociale, les Fils de la Charité sont de purs produits des utopies qui animent l’Église issue du Concile Vatican II, laquelle se déclare «experte en humanité» (Populorum progressio, 1967, no 13), se dit attentive «aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et qui fait du «combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde» une «dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive». (Justitia in mundo, 1971, no 7). 

Novateurs au plan théologique et en termes d’engagement social, les Fils sont aussi de dignes émules du Concile au plan liturgique et pastoral. Animant la vie pastorale en l’église paroissiale Saint-Jean-l’Évangéliste, ils font de celle-ci un « laboratoire » de l’ecclésiologie et de l’esthétique de Vatican II. Rénové en 1964, le chœur de cette église détonne par son style épuré et dépouillé. Et décoré des sculptures ô combien modernes de Charles Daudelin, un proche de Borduas et des automatistes, sans toutefois avoir été l’un des signataires du manifeste du Refus global.  L’aménagement du chœur est fait de telle manière à réduire la distance entre les célébrants et l’assemblée, afin d’incarner la notion de peuple de Dieu promue par le Concile et de proposer une vision renouvelée — plus fraternelle et communautaire — de l’Eucharistie. Et de donner à voir un nouveau type de prêtre, une Église renouvelée, un évangile plus pleinement incarné et inculturé, enraciné dans la culture populaire et ouvrière.  

Cette inculturation passera notamment par les revues Prêtres et laïcs (1967-1973) et Vie ouvrière (1974-1990) dont les Fils sont des collaborateurs assidus, tout comme par le Centre de pastorale en milieu ouvrier dont leur confrère Claude Lefebvre est l’un des fondateurs et premiers animateurs. Et bien sûr par leur intégration pleinement aboutie à la vie ouvrière et populaire du quartier.  

L’action pastorale des Fils porte d’ailleurs l’empreinte de l’ecclésiologie du peuple de Dieu: promoteurs de l’égalité des baptisés et de la coresponsabilité dans l’accomplissement de la mission d’évangélisation, ils donnent une place de choix aux laïcs dans la vie de la paroisse, tout comme dans celle des organismes communautaires qui se mettent en place dans le quartier, préfigurant le tournant missionnaire des communautés chrétiennes remis au goût du jour par le pape François.   

 

Assurément, Dieu ne pouvait être d’accord avec ces criantes inégalités sociales, et son Église aurait trahi si elle était demeurée passive. Pour éviter cette trahison, il fallait créer un lieu dans lequel l’Église développerait sa conscience.  

La mise sur pied, en 1965, d’un conseil de pastorale marquera le début d’un mouvement qui ira en se développant. Les laïcs seront maintenant appelés d’une manière officielle à partager la responsabilité pastorale jusque-là réservée aux prêtres. La charge pastorale n’appartiendra plus exclusivement au prêtre mais aussi au laïc qui participera de plain-pied aux décisions pastorales. Le conseil de pastorale devient donc le lieu où prêtres et laïcs partagent les mêmes préoccupations pastorales empêchant ainsi les prêtres de faire cavaliers seuls dans une activité missionnaire qui ne leur est pas réservée mais qui appartient au peuple de Dieu tout entier. 

Cette prise de conscience fit naître chez les paroissiens les plus éveillés un vif désir de prendre en charge ce monde. C’est alors que petit à petit s’est opéré un “glissement de terrain” du sous-sol de l’église vers le quartier. Les participants des activités paroissiales se devaient d’investir leurs énergies dans le quartier beaucoup plus qu’en dessous du clocher. 

- Claude Julien, “Huit ans d’histoire de l’Église à Pointe-Saint-Charles", Prêtres et laïcs, décembre 1973, p.626-627.   

 

Cette participation des laïcs à l’activité missionnaire passe aussi par le développement d’une culture de la synodalité et de coresponsabilité, dans laquelle les chrétiens de la base sont consultés et mobilisés sur une base assidue. Et ce, tant à petite échelle au sein du conseil de pastorale de la paroisse, qu’à plus vaste échelle, à l’occasion du congrès paroissial organisé de 1969 et qui a accru la place de la justice sociale dans l’action collective de la communauté croyante de Saint-Jean-L'Évangéliste. L’attention aux chômeurs et aux personnes assistées sociales émerge d’ailleurs des travaux de ce congrès et teinte les priorités pastorales de la paroisse: «On tente de se sensibiliser aux plus pauvres qu’on ne retrouve plus dans nos assemblées dominicales et qui pourtant devraient en occuper les premières places», note Claude Julien, en 1973. 

Les mouvements d’Action catholique demeurent également au cœur de la pastorale d’ensemble des Fils de la Charité. Ugo Benfante noue des liens durables avec ces mouvements dès les premières années de son ministère dans les paroisses montérégiennes animées par les Fils. Aumônier de la Jeunesse ouvrière chrétienne et du Mouvement des travailleurs chrétiens (MTC) dès cette époque, il cosigne deux ans plus tard un ouvrage de spiritualité à l’intention des laïcs engagés dans l’action sociale.  Dans un article qu’il rédige en août 1967 dans la revue Prêtres et laïcs alors qu’il est vicaire à Pointe-Saint-Charles, Ugo Benfante juge essentiel que le «prêtre appelé à résider en quartier [ouvrier] ait une certaine expérience en Action catholique (J.O.C.—M.T.C.). Ainsi il pourra réviser continuellement, avec les laïcs, sa manière d’être avec les gens parmi lesquels il vit». Rempart au cléricalisme, l’Action catholique permet une collaboration fraternelle entre clercs et laïcs, de même qu’une intégration mieux aboutie du prêtre à la culture populaire des milieux ouvriers.      

En 1973, ajoute Claude Julien, la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste de Pointe-Saint-Charles comptait plusieurs équipes du MTC, lesquelles ont eu des «effets transformants» sur le milieu social et paroissial. Si bien que les frontières entre la paroisse et la communauté; entre le parvis et la place publique sont devenues floues, la nef et le sous-sol d’église accueillant en leur sein les nombreux comités de citoyens qui surgissent à cette époque d’effervescence sociopolitique. Non sans bousculer, sinon hérisser certains paroissiens, qui se sont sentis envahis par la «forte vague d’animation sociale [qui] déferle sur le quartier».

 

  

L’influence de la théologie de la libération 

L’arrivée des Fils de la Charité dans Pointe-Saint-Charles coïncide avec l’essor de la théologie de la libération en Amérique latine, de même qu’avec l’internationalisation et la radicalisation des luttes ouvrières, à l’heure des grandes grèves et du marxisme-léninisme. Les Fils sont partie prenante de ce désir de transformation radicale des structures sociales aliénantes qui maintiennent les ouvriers dans la pauvreté et l’indignité. Refusant de se cantonner à une vision purement spirituelle de la foi chrétienne et du sacerdoce, ils s’engagent ouvertement dans les luttes politiques locales et à la recherche d’alternatives au capitalisme. Comme d’ailleurs bon nombre de leurs confrères prêtres, Jacques Grand’Maison en tête. 

Solidaires des luttes populaires, les Fils contribuent, avec d’autres, à la création de comités de locataires dans Pointe-Saint-Charles. Au début des années 1960, un grand nombre d’ouvriers vivent dans des immeubles délabrés, sans solage, bâtis sur la terre battue, le long des voies ferrées et empestés par la fumée pestilentielle des usines du quartier. Un grand nombre de ces bâtiments appartiennent à de richissimes propriétaires fonciers qui possèdent jusqu’à 40 et 50 immeubles à logement, aux loyers parfois exorbitants. Souvent analphabètes et en position de faiblesse face à ces puissants landlords, les habitants de la Pointe n’arrivent pas toujours à tenir tête aux propriétaires. 

Cette logique de concertation et d’empowerment populaire amène les Fils à soutenir les luttes des résidents du quartier qui se dotent d’espaces de délibération et de concertation, et de leviers de développement collectifs, de la création de la Clinique communautaire, à la Pharmacie communautaire, au Carrefour d’éducation populaire, à la Clinique juridique communautaire, dont ils ont été éminemment solidaires: c’est dans leur ancien presbytère que s’installera d’abord la clinique, et c’est par l’intermédiaire des Fils que le carrefour a pu s’installer dans un bâtiment désaffecté appartenant de la Commission des écoles catholiques de Montréal. Tant à la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste que dans ces divers organismes communautaires, on observe une même pédagogie, une même vision du monde: démocratiser les savoirs et le pouvoir, donner la première place aux laïques, aux exclus et aux sans-voix; accroître leur participation et leur intégration aux instances décisionnelles des organismes communautaires, s’attaquer collectivement aux structures d’oppression qui les maintiennent dans la sujétion et l’aliénation. 

 

 

Dans son documentaire, Manon Cousin donne la parole à Thérèse Dionne, une native de Pointe-Saint-Charles qui devient tour à tour administratrice de la clinique communautaire, puis travailleuse communautaire, à son plus grand étonnement, complexée qu’elle était de son faible niveau de scolarité. Or, tout cela est à l’image des intuitions prophétiques et révolutionnaires qui animent les Fils et les organismes communautaires de la Pointe. 

Un pas de plus est franchi lorsque les Fils soutiennent une démarche citoyenne visant à faire élire des travailleurs et des chômeurs au Conseil d’administration de la caisse populaire de Pointe-Saint-Charles, accusée d’être au service de l’élite sociale du quartier. Ce qui suscite des remous jusqu’à l’archevêché de Montréal.... En 1974, l’archevêque Paul Grégoire profite d’une réorganisation des unités pastorales du diocèse pour évincer les turbulents Fils de la Charité de leur fief paroissial de Saint-Jean-L'Évangéliste, après que ceux-ci aient menacé de démissionner en bloc si l'archevêque ne leur donnait pas les coudées franches dans le déploiement de leur projet pastoral novateur. Refusant de se plier à cet ultimatum, Mgr Grégoire accepte la démission des Fils comme pasteurs de la paroisse Saint-Jean-L'Évangéliste. Des années plus tard, les Fils reconnaissent avec le recul qu'il s'agissait là d'une erreur stratégique de leur part.  

C'est la fin d’une époque et d’une aventure pastorale prophétique: les Fils sont dispersés dans diverses paroisses de la Métropole, brisant la puissante dynamique spirituelle et communautaire qu’ils avaient contribué à faire émerger, avec d’autres et pour les autres. Toute une génération de militantes et militants, dont bon nombre de camarades des Fils, prennent le relais des luttes dont les «curés rouges» de la Pointe ont été solidaires et partie prenante. 

Sursaut révolutionnaire et essoufflement des prêtres-ouvriers  

Malgré leur expulsion de Pointe-Saint-Charles, les Fils de la Charité poursuivent leurs engagements syndicaux et sociopolitiques. Ugo Benfante demeure prêtre-ouvrier et syndicaliste à l'usine de Simmons de Saint-Henri, où il prend part aux grèves de 1976 et 1978 en tant que président de l’Union internationale des rembourreurs. Dans le contexte qu’est celui de la création du réseau des Politisés chrétiens, apparu dans le sillage de l'élection du socialiste Salvador Allende à la présidence du Chili et de la radicalisation des luttes ouvrières.  

C’est dans cette période d’effervescence qu’émerge une réflexion citoyenne sur le système d’éducation québécois, que les militants syndicaux et socialistes jugent être au service de la bourgeoisie et des classes dominantes. Déjà proches des organismes d’éducation populaire, les Fils prennent part aux mobilisations en faveur d’une école au service de la classe ouvrière. Entre 1972 et 1975, des militants de la Centrale l’enseignement du Québec (CEQ, l’ancêtre de la CSQ) publient coup sur coup trois manifestes au service de cette idée: d’abord L'École au service de la classe dominante en 1972, puis École et lutte des classes en 1974 et, enfin, un  Manuel du 1er Mai  l’année suivante.  

 

 

Appuyés par certains évêques et accueilli froidement par d'autres prélats, qui reprochent l’appel à la lutte des classes qui traverse ce manifeste, le Manuel du 1er mai suscite l’enthousiasme des chrétiens de gauche en général, et des Fils de la Charité en particulier. Déjà en 1973, la revue Prêtre et laïcs avait consacré tout un dossier proposant de «Rendre l’École au monde ouvrier» et dans lequel trois confrères et camarades des Fils (David Gourd, Lorenzo Lortie, Claude Lefebvre, Serge Wagner) signent des textes remarqués. Dans Le Devoir du 21 mai 1975, Ugo Benfante cosigne une lettre ouverte prenant vigoureusement la défense du Manuel du 1er Mai, tout comme bon nombre de ses confrères. Dans son édition de juin 1975, l’équipe de rédaction appuyant le document, tout en publiant en ses pages un article de Suzanne Loiselle plaidant en faveur d’une catéchèse de la conscientisation auprès des élèves des milieux populaires

La ferveur révolutionnaire qui souffle sur la société et l’Église québécoises commence toutefois à s’étioler au cours de la décennie 1980, entre échec référendaire, virage néolibéral du Parti Québécois, élection du pape Jean-Paul II et mise au pas de la théologie de la libération. C’est dans ce contexte de morosité qu’Ugo Benfante quitte le Québec pour Issy-les-Moulineaux en banlieue parisienne, après avoir été élu vicaire général de sa communauté religieuse, l'Institut des Fils de la Charité. Des années qu’il vit comme un exil, note Jacques Bordeleau, qui l’a côtoyé dans les années 1990 et 2000. 

Les prêtres-ouvriers se font d’ailleurs rarissimes, seul Guy Cousin ayant persévéré dans le travail manuel et l’action syndicale, ses confrères ayant redéployé le charisme de leur institut religieux dans une pastorale certes attentive aux exclus et aux écorchés vifs, mais sans toutefois passer obligatoirement par le travail industriel. Installé dans le quartier Villeray à son retour d’Europe, comme d'ailleurs bon nombre de ses confrères, Ugo Benfante épouse les luttes et revendications du mouvement communautaire dont il est solidaire. Claude Lefebvre sera quant à lui aumônier à la prison de Parthenais et membre de l'équipe pastorale des paroisses Saint-Étienne et Saint-Édouard, tout en étant engagé dans diverses luttes pour le logement social.

C’est l’heure des bilans pour ceux d’entre eux ayant fait du travail industriel le cœur de leur présence chrétienne au monde. Plusieurs prêtres-ouvriers ont d'ailleurs rapidement confrontés aux limites de cette insertion en milieu populaire : en dépit de la sincérité de leurs engagements ouvriers, ils sont porteurs de privilèges implicites, même lorsqu’ils travaillent en usine, où ils sont traités différemment de leurs camarades ouvriers, du simple fait qu’ils sont et demeurent des prêtres. Les patrons ne les «engueulent» jamais, et ils ne font jamais la file où qu’ils aillent, admettent-ils. Purs produits de ces filières de l’élite que sont les collèges classiques, les Fils sont porteurs des habitus, du capital culturel et du style de vie des esprits distingués, au sens bourdieusien du terme. Prêtres-ouvriers et militants de gauche, les Fils demeurent néanmoins animés par une tenace sensation d’altérité, d’être étrangers au monde ouvrier, même lorsqu’ils sont de modeste extraction, et même lorsqu'ils y sont bien insérés. 

Il en résulte une espèce d’écartèlement pour ces hommes qui appartiennent à deux mondes : celui d’une Église-institution restée largement bourgeoise, et celle des ouvriers dont ils sont proches, sans jamais être pleinement l’un des leurs. Proches des gens ordinaires et de leurs luttes, ils demeurent partie prenante d’une Église à la fois peuple de Dieu et structure hiérarchique à laquelle ils sont liés par une fidélité critique et avec laquelle ils auront souvent maille à partir.   

Le documentaire de Manon Cousin oppose volontiers l’Église populaire, «l’Église d’en bas» - celle des ouvriers et du mouvement communautaire – à celle d’en haut, incarnée par l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Grégoire et les catholiques bourgeois des beaux quartiers ayant brisé l’élan révolutionnaire des Fils de la Charité et de leurs camarades. Engluée dans des liturgies dépassées et dans un cléricalisme décomplexé, l’Église d’en haut y est dépeinte avec mépris, le tout appuyé par une trame sonore et un choix d’images pour le moins suggestifs, sinon caricaturaux : surplis, dentelles, chants grégoriens et génuflexions pour l’Église de Paul Grégoire; rock québécois tonitruant, faubourgs ouvriers et militants de gauche pour celle des Fils.  

Un portrait qui n’est certes pas sans fondement, en regard des relations tendues de l’archevêque avec les mouvements d’Action catholique et avec la gauche catholique. Et en regard de sa vision toute traditionnelle de la pastorale, en contexte de chute de la pratique religieuse. Non sans paradoxe, Paul Grégoire étant lui-même un «gars» du Sud-Ouest (il a grandi Verdun) et dont le surnom était Mgr Greg à l’époque où il était l’aumônier des étudiants de l’Université de Montréal. D’autant que c’est lui qui a encouragé et autorisé Ugo Benfante à devenir le tout premier prêtre-ouvrier de l’histoire du Québec, avant de servir une brutale estocade au défi lancé par les Fils de la Charité à l'Ordinaire de leur diocèse...   

Certains prêtres ayant côtoyé l’ex-archevêque de Montréal nous ont relaté les nombreuses crispations, incohérences et dissonances cognitives de Paul Grégoire, déboussolé par les changements rapides de la société et de l’Église québécoises, «prisonnier» de sa fonction et dont le leadership pastoral était faible et hésitant. Était-il représentatif de «l’Église d’en-haut» telle qu’elle se déployait dans les années 1970? À l'évidence non, s’il faut en juger par les engagements prophétiques des évêques de Saint-Jérôme, Saint-Jean-Longueuil et Gatineau-Hull à la même époque, pour ne nommer que ceux-ci.   

Conclusion  

Dans son analyse des mutations de l’Église catholique québécoise après le Concile Vatican II, le théologien Gilles Routhier dégage trois tendances au sein du catholicisme de la Belle Province. L’une d’elles a accueilli avec enthousiasme la Révolution tranquille et ses réformes, vues comme l’aboutissement des idéaux de justice sociale et de dignité de la personne humaine promus par le personnalisme chrétien et le Concile. Une autre tendance, charismatique et conservatrice, s’est réfugiée dans un populisme ritualiste, ne se reconnaissant guère ni dans l’Église des militants d’Action catholique, ni dans le Québec sécularisé de l’après-Révolution tranquille. Une troisième tendance, critique des deux précédentes, a fait de l’investissement sociopolitique le cœur de sa présence chrétienne au monde.  

Les Fils de la Charité et les prêtres-ouvriers appartiennent volontiers à cette troisième mouvance. Les Fils sont éminemment critiques de l’État technocratique, centralisateur et de plus en plus néolibéral issu de la Révolution tranquille, lequel s’en remet à ses «experts » et leurs grands chantiers d’aménagement. Et qui regarde avec mépris les exclus, les sans-voix et les déclassés du capitalisme, vus comme des retardataires. Qu’il s’agisse des ouvriers des quartiers en déliquescence, ou des habitants de l’arrière-pays gaspésien et bas-laurentien dont les villages ont été "fermés" par l’État. Tous comme leurs confrères ayant orchestré les Opérations Dignité dans l’est du Québec, les Fils prennent fait et cause pour la dignité bafouée de ces classes populaires et les milieux de vie où plongent leurs racines. Ardents défenseurs du principe de subsidiarité promu par l’enseignement social de l’Église — et corollairement du Small is Beautiful d’Ernst Schumacher — les Fils ne perdent pas de vue la dimension d’abord communautaire de l’utopie personnaliste d'Emmanuel Mounier.  

Le premier point d’ancrage des Fils, le lieu où se nouent leurs premières solidarités, c’est auprès de la collectivité locale avec laquelle ils font corps, société, ekklesia, Église. Avec un souci particulier pour les exclus, les crucifiés et les damnés de la terre, au nom de l’option préférentielle pour les pauvres et de la libération des captifs des structures de péché et d’oppression. C’est à ces hommes, ces femmes et ces enfants; à leurs familles et leurs collectivités d’appartenance que vont leurs premières solidarités. S’il le faut en se dressant contre les pouvoirs autoritaires — étatiques, économiques ou ecclésiaux — qui méprisent, aliènent, étouffent ces petites gens avec lesquels ils font communauté. Et dont ils épousent radicalement la condition et les revendications.  

Mus par une espèce d’anarchisme chrétien dont Emmanuel Mounier, Dorothy Day et Daniel Berrigan tracent alors les contours, les Fils de la Charité sont autant critiques de l’État qu’ils le sont de leur propre Église, dans leur incapacité respective à libérer les captifs et à pleinement promouvoir la dignité de la personne humaine. Il n’est donc guère surprenant de retrouver les Fils dans les divers lieux où se sont déployés cette critique radicalement évangélique des structures de péché qui aliènent et dévisagent la personne humaine, de l’expérience de Pointe-Saint-Charles, aux engagements syndicaux et sociocommunautaires, au Centre de pastorale en milieu ouvrier, aux Forums André-Naud dont Claude Lefebvre a été, avec d’autres, la cheville ouvrière.  

Fidèles en cela au charisme de leur communauté et de leur fondateur Jean-Emile Anizan qui malgré les sanctions et censures dont il a été l’objet de la part des autorités romaines et ecclésiales, n’a jamais fléchi dans son désir d’être «fidèle à sa passion d’aimer les gens du peuple» et de s’engager à leur côté afin d’incarner en paroles et en actes les interpellations radicales de l’évangile.  

 

Pour aller plus loin

Oscar Cole Arnal, "The Presence of Priests and Religious Among the Workers of Post-Quiet Revolution Montreal", Historical Papers, Canadian Society of Church History, 1995, p.149-161

_________________, "Radical Catholic Women in Modern Quebec: The Example of the Worker-Nuns", Consensus, vol. 20, no 2, 1994, p.57-79.

Gregory Baum, « Catholicisme, sécularisation et gauchisme au Québec » dans Brigitte Caulier, (dir.), Religion, sécularisation, modernité. Les expériences francophones en Amérique du Nord, Québec, Presse de l’Université Laval, 1996, p. 105-120.

Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, (dir.), Les prêtres-ouvriers après Vatican II. Une fidélité reconquise ? Paris, Karthala, 2016, 336 p.

Guillaume Cuchet, "Nouvelles perspectives historiographiques sur les prêtres-ouvriers (1943-1954)", Vingtième siècle, no 87, mars 2005, p.177-187

Louis Jeusselin et René Potherie, Prêtres-ouvriers: 50 ans d'histoire et de combats, Paris, L'Harmattan, 2002, 288 p.

Lorenzo Lortie, dir., Telle une semence : l'Évangile en plein monde, Montréal, Éditions Fides, 1994, 123 p.

Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers, Paris, Éditions du Cerf, 1999, 660 p

 

 

 

 

 

1- Le terme "jéciste" désigne les membres et militants de la JEC, la Jeunesse étudiante catholique. À ce sujet, on lira l'ouvrage de Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L'Action catholiquye avant la Révolution tranquille, paru aux éditions du Boréal en 2003.  

2- Le terme "citélibriste" désigne les collaborateurs de la revue Cité libre.  À ce sujet, on lira l'article "De la question sociale à la question nationale: la revue Cité Libre (1950-1963)" de E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warrren, paru en 1998 dans la revue Recherches sociographiques

3-"Le sacerdoce traditionnel, modelé par la tradition médiévale et tridentine, repose sur l’idée que le prêtre, en raison de la dignité de sa vocation, est un être «séparé», tenu à la récitation du bréviaire et à la célébration quotidienne de la messe, généralement affecté à une paroisse et dont le ministère s’adresse à l’ensemble des fidèles, indépendamment de leurs origines sociales. L’immersion dans la masse de prêtres sans communautés chrétiennes constituées autour d’eux, leur participation aux luttes de la classe ouvrière, les libertés prises avec les prescriptions canoniques, une tendance ouvriériste qui menace l’«universalité du sacerdoce» (lors même qu’il existe de fait un clergé bourgeois et un clergé rural), des cas de concubinage, quelques sorties retentissantes enfin, comme celle du dominicain André Piet à Marseille, sont autant de motifs d’inquiétude pour des autorités qui, sauf exception, restent très attachées au modèle traditionnel”, note l’historien Guillaume Cuchet.

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Solidarité internationale

Dans les années 1960 et 1970, divers organismes chrétiens plaident en faveur d’une redéfinition radicale de l’engagement social, dans une optique de solidarité internationale et de critiques du colonialisme, du capitalisme, de l’impérialisme et du militarisme.

 

Frédéric Barriault
Centre justice et foi

 

Réfléchir à la contribution des chrétiennes et chrétiens québécois aux luttes pour la solidarité entre les peuples suppose de se questionner d’entrée de jeu sur la nature de cette solidarité, cette dernière n’étant pas exempte de considérations politiques. Nous sommes naturellement portés à célébrer les appels à la solidarité entre les peuples ayant été au cœur des luttes des peuples opprimés ou colonisés contre le joug des grandes puissances ou des dictatures militaires. On pense spontanément à l’appel de Simón Bolivar à l’unité des peuples latino-américains contre la tutelle coloniale européenne, au fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels ou encore à des mouvements comme le panafricanisme ou celui des non-alignés et à leurs luttes contre les impérialismes et colonialismes de tout acabit.

Or, face à cet appel à l’universalisme et à l’unité des peuples s’est toujours dressée une autre Internationale, celle-là conservatrice, militariste et réactionnaire. On pense ici à la solidarité des monarchies européennes – bientôt réunies dans une Sainte Alliance – contre les révolutions libérales des 18e et 19e siècles. Et aux nombreuses contre-révolutions et dictatures militaires soutenues par les grandes puissances occidentales au 20e siècle.

Raconter l'histoire du christianisme social québecois des dernières décennies, c'est faire le récit de cette Étonnante Église dont le théologien Gregory Baum a brossé les contours. Or, sur les enjeux liés à la solidarité internationale, aussi bien parler d'une conversion radicale, les chrétiennes et chrétiens d’ici étant passés d'une Internationale à une autre, du « camp » de la sujétion à celui de la libération, d’un sentiment de supériorité à l’égard des peuples du Tiers-Monde à une solidarité active envers les luttes des peuples de l'hémisphère sud.

Ce dossier entend faire la genèse de ce retournement complet des pratiques missionnaires, de même que brosser les contours de l'engagement social - et international - des chrétiennes et chrétiens québécois. 

 

Le christianisme, compagnon de route du colonialisme

Du 15e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle, le christianisme en général et le catholicisme en particulier auront été des compagnons de route du colonialisme, de l’impérialisme et de l’esclavagisme européens, sinon leur caution morale. On pense ici à la (sinistre) bulle Dum diversas du pape Nicolas V de 1452:

 

Par les présentes Nous accordons [aux rois d'Espagne et du Portugal], de par Notre autorité apostolique, permission complète et libre d'envahir, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins [musulmans] les païens et tous les autres incroyants et ennemis du Christ où qu'ils puissent être, ainsi que leurs royaumes, duchés, comtés, principautés et autres biens [...] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle.

- Nicolas V, Dum diversas, 18 juin 1452

 

 

Se développent au même moment la doctrine de la Découverte et celle de la terra nullius[1] voulant que les terres des Amériques, de l’Asie, l’Afrique et l’Océanie soient des « friches » qui n’appartiennent à personne, si ce n’est aux puissances coloniales qui en revendiquent la souveraineté de manière unilatérale. Suivant de près les conquistadors et les troupes coloniales, les missionnaires envoyés convertir les peuples indigènes devaient non seulement y prêcher la « supériorité » de la foi catholique et de la culture européenne mais aussi pousser leurs catéchumènes à couper tous leurs liens avec leur ancienne religion, jugée idolâtre et superstitieuse. « Hors de l’Église, point de salut », disait l’adage. L’attitude de l’Église catholique à l’égard des autres religions était teintée de mépris, sinon d’hostilité ouverte, y compris à l’égard de leurs « frères séparés » protestants.

Certes, il y a bien eu çà et là de belles utopies, un effort sincère de reconnaître l’éminente dignité des peuples indigènes et la valeur intrinsèque de leurs cultures. Et aussi quelques prophètes ayant dénoncé la cruauté et la barbarie des colonisateurs européens. On pense notamment ici à Bartolomé de Las Casas ou aux réductions jésuites du Paraguay.

 

Vers une solidarité internationale catholique

C’est à partir des années 1940 et 1950 qu’une réflexion en faveur de la solidarité internationale se développe au sein de l’Église catholique. Figure emblématique de cette mouvance, le dominicain français Joseph Lebret fonde en 1942 l’association Économie et Humanisme, un groupe de pression d’économistes chrétiens qui réfléchit aux enjeux liés à l’emploi, à la solidarité sociale, au développement humain intégral et à la coopération internationale. Proche des prêtres ouvriers et homme de terrain, Lebret multiplie les séjours en Amérique latine où se développe toute une réflexion tiers-mondiste et décoloniale sur la pauvreté et le sous-développement.

 

La pauvreté des uns a une histoire très liée à la richesse des autres. Plus explicitement, on peut sans crainte de se tromper – car les preuves abondent– affirmer qu’une très grande partie de la richesse accumulée par les «pays du Nord» n’a pu l’être que parce que le travail et les ressources des «peuples du Sud» ont été spoliés. Ces spoliations commencées déjà à l’époque des découvertes, c’est-à-dire au moment de la prise de contact des peuples européens et des autres, se poursuivent encore de nos jours et sont toujours marqués du sceau de la violence.

- Renaud Bernardin, « "Tiers-Monde":  pauvreté ou domination? », Congrès de L'Entraide missionnaire, 1982

 

 

Ces réflexions trouvent un écho favorable pendant le concile Vatican II, particulièrement auprès des évêques latino-américains comme le Brésilien Hélder Câmara et le Chilien Manuel Larraín, eux-mêmes signataires du Pacte des catacombes et membres du groupe « Jésus, l’Église et les pauvres ». Des prélats de divers horizons sont également membres de ce groupe, dont le Belge Charles-Marie Himmer, le Palestinien Maxime V Hakim et le Québécois Gérard-Marie Coderre, eux-mêmes fortement influencés par Paul Gauthier, prêtre-ouvrier français installé en Palestine et secrétaire du groupe. Plaçant la lutte au sous-développement et la solidarité avec le Tiers-Monde au cœur de ses engagements, cette minorité milite activement pour que le Concile réponde à l’appel du pape Jean XXIII de fonder une Église servante et pauvre, dépouillée des symboles de la puissance et de la richesse. Un appel auquel répondront les signataires du Pacte des catacombes, à commencer par les évêques latino-américains, Hélder Câmara en tête. Sans toutefois parvenir à convaincre le pape Paul VI et la majorité conciliaire de mettre la justice sociale et la solidarité internationale à l’ordre du jour des travaux du Concile.

Ce n’est qu’un an et demi après la clôture du concile que Paul VI donne suite aux interpellations du groupe « Jésus, l’Église et les pauvres », de même qu’aux réflexions de Joseph Lebret, en apposant sa signature à l'encyclique Populorum progressio qui fait de la solidarité sociale, de la coopération internationale et de la destination universelle des biens l’un des piliers de l’enseignement social de l’Église. Reprenant et bonifiant les interpellations de son prédécesseur Jean XXIII dans son encyclique Pacem in Terris. Ces mêmes réflexions amèneront des chrétiens latino-américains comme Hélder Câmara, Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff et Ivone Gebara à jeter les bases de la théologie de la libération qui influencera durablement l’Église catholique d’Amérique centrale et du sud, de la conférence de Medellín (1968) à celle de Puebla (1979). Et dont Oscar Romero demeure l’une des figures emblématiques.

 

La théologie de la libération en Amérique latine des années 1970 à 1990 est née, comme nous le savons, dans un contexte d’injustice, d’autoritarisme politique et de grande détresse du continent latino-américain. Les courants de théologie de la libération ont développé l’ensemble de la théologie à partir de l’option pour les pauvres comme une option inhérente à notre foi. Ils ont essayé, à leur façon, de récupérer le Dieu du crucifié à partir de la lutte pour la dignité des crucifiés de la Terre […] dans un continent miné par des injustices sociales.

- Yvone Gebara, s.n.d, « De la théologie de la libération à la libération de la théologie », Congrès de L'Entraide missionnaire, 2008

 

À cela s’ajoute la reconnaissance formelle de la liberté de conscience et des droits de la personne dans l’enseignement officiel de l’Église catholique, étroitement liée à l’écrasement du Printemps de Prague et à la consolidation de régimes communistes autoritaires en Europe et à la multiplication des coups d’État militaires en Amérique latine. Ce qui transforme de manière radicale l’action des missionnaires et des travailleurs humanitaires chrétiens qui s’engagent – au nom de l’évangile – dans les luttes des peuples du Sud global.

 

C’est dans ce contexte que sont fondés divers organismes chrétiens plaidant en faveur d’une redéfinition radicale de l’engagement social, dans une optique de solidarité internationale et de critiques du colonialisme, du capitalisme, de l’impérialisme et du militarisme. Critiques allant de pair avec les transformations des pratiques missionnaires à la suite du concile Vatican II, que ce soit en matière d’inculturation de l’Évangile, de coresponsabilité ecclésiale ou d’engagement dans des pratiques de solidarité avec les pays et les peuples du Sud global où ces missionnaires étaient envoyés. Certains missionnaires – des prêtres comme Maurice Lefebvre, des religieuses comme Marie Denise Dubois et Gilberte Bussières, des missionnaires laïques comme Raoul Léger – mettront leur vie en danger, au nom de cet engagement (évangélique) pour la justice.

 

 

Plusieurs coopérants reviennent radicalement transformés de leurs séjours dans les pays en voie de développement, comme ce sera le cas pour un grand nombre de missionnaires. Le corps-à-corps quotidien avec la misère, la solidarité et la lutte pour la dignité des peuples du Sud global dont ont fait l’expérience rend ces militants éminemment critiques du rôle joué par les grandes puissances occidentales dans le maintien de structures oppressives dans les pays en voie de développement.

 

L’Entraide missionnaire : un espace d’analyse sociale et d’engagement citoyen

D’abord fondé afin de favoriser le rapatriement de missionnaires catholiques dont la vie était menacée au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale, L’Entraide missionnaire (EMI) est devenue au fil des ans un espace d’analyse sociale, un lieu de ressourcement, de même qu’un des fers de lance du christianisme social québécois de la seconde moitié du 20e siècle. Issus de la génération de religieux et de religieuses façonnés par les mouvements d’Action catholique spécialisée lors de leurs études au collège ou au couvent, les animateurs de l’EMI en ont gardé la pédagogie du Voir-Juger-Agir, l'ouverture aux enjeux internationaux et l’appel à défendre la dignité de la personne humaine. Leur pratique missionnaire les met rapidement en contact avec la théologie de la libération et avec sa critique des structures sociales, politiques et économiques qui oppriment, humilient, écrasent les peuples de l’hémisphère sud chez lesquels ils étaient envoyés.

 

 

Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive. [...] Nous percevons dans le monde un ensemble d’injustices qui constituent l’essentiel des problèmes de notre temps, et dont la disparition exige des efforts et des responsabilités à tous les échelons de la société, même de ceux qui concernent la société planétaire vers laquelle nous nous acheminons dans ce dernier quart du XXe siècle. [...] Notre action doit se porter en premier lieu vers ces hommes et ces nations qui, à cause de diverses formes d’oppression et à cause du caractère actuel de notre société, sont victimes d’injustice silencieuse et sont même privés de la possibilité de se faire entendre.

- Synode sur la promotion de la justice dans le monde,  Justitia in mundo, 1971, no 7 et 21.

 

Disposant d’une équipe de permanents à partir de 1969, L’EMI produit des analyses, anime des activités de formation à l’intention des missionnaires, publie des plaidoyers et des prises de position sur les politiques canadiennes d’aide au développement, le militarisme, les droits des femmes, la situation des droits humains dans les pays de l’hémisphère sud, et le rôle joué par les entreprises extractivistes (dont les compagnies minières canadiennes) dans les violations des droits de la personnes. L’organisme développe une expertise sur les réalités géopolitiques et sociopolitiques de diverses régions du globe, dont Haïti, l’Afrique des Grands-Lacs (République démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, Ouganda) et la région andine (Équateur, Pérou, Bolivie).

 

 

C’est principalement par le biais de son congrès annuel et la publication de son bulletin que L’Entraide missionnaire élabore cette critique tous azimuts des structures oppressives. Proche des théologiens de la libération, L’EMI invite Gustavo Gutiérrez dès 1975. Des théologiens et théologiennes comme Vincent Cosmao, Isidore de Souza, Pablo Richard et Ivone Gebara ; des sociologues et des anthropologues comme François Houtart et Albert Doutreloux ; des journalistes et des essayistes comme Aurélien Bernier contribuent au fil des ans aux réflexions – toujours engagées – de L’Entraide missionnaire.

 

 

Les hommes commencent aussi à saisir une dimension nouvelle et plus radicale de l’unité en découvrant que les ressources, les précieux ensembles d’air et d’eau indispensables à la vie, la petite et fragile « biosphère » de tout ce qui vit sur terre, ne sont pas illimités, mais qu’ils doivent, au contraire, être conservés et préservés comme le patrimoine unique de l’ensemble de l’humanité. [...] On ne voit pas comment les nations riches pourraient prétendre accroître leurs propres revendications matérielles si la conséquence pour les autres en est, soit de rester dans la misère, soit de risquer la destruction éventuelle des bases physiques de la vie planétaire. Ceux qui sont déjà riches doivent donc accepter des styles de vie moins matérialistes, entraînant moins de gaspillage, afin d’éviter la destruction du patrimoine qu’ils sont appelés à partager en toute justice avec tout le reste de l’humanité.

- Synode sur la promotion de la justice dans le monde,  Justitia in mundo, 1971, no 9 et 73.

La fondation de Développement et Paix

Officiellement fondée par les évêques catholiques du Canada en 1967 dans le sillage de l’encyclique Populorum progressio sur le développement intégral et solidaire des peuples, Développement et Paix (D&P) est un pur produit des intuitions du concile Vatican II. Animée par des laïques, en cohérence avec la notion de coresponsabilité de tous les baptisés et celle d’apostolat de la compétence célébrées par le Concile, cette ONG entend être le visage d’une Église qui se déclare « experte en humanité » (Populorum progressio, 1967, no 13), qui se dit attentive « aux tristesses et angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent» (Gaudium et spes, 1965, no 1) et qui fait du « combat pour la justice» et de la «participation à la transformation du monde» une «dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive». (Justitia in mundo, 1971, no 7).

 

Les disparités économiques, sociales et culturelles trop grandes entre peuples provoquent tensions et discordes, et mettent la paix en péril. Comme Nous le disions aux Pères conciliaires au retour de notre voyage de paix à l'ONU.: "La condition des populations en voie de développement doit être l'objet de notre considération, disons mieux, notre charité pour les pauvres qui sont dans le monde -- et ils sont légions infinies - doit devenir plus attentive, plus active, plus généreuse". Combattre la misère et lutter contre l'injustice, c'est promouvoir, avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l'humanité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, fruit de l'équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit jour après jour, dans la poursuite d'un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes

- Paul VI, Populorum progressio, 26 mars 1967, no 76

 

 

En conformité avec cet idéal, Développement et Paix déploie son travail sur deux fronts. D'une part, il soutient les projets de coopération et de solidarité de partenaires dans de nombreux pays de l’hémisphère sud, dans une optique de subsidiarité et de transformation des structures oppressives – par, pour et avec les personnes qui les subissent et développe des pratiques de solidarité avec elles. D’autre part, D&P a aussi le mandat d’éduquer les catholiques d’ici aux crises humanitaires, aux structures injustes qui maintiennent les peuples du Sud global dans la pauvreté, ainsi qu’aux luttes d’émancipation qu’ils mènent . Les campagnes automnales et printanières de l’organisme dans les paroisses et diocèses du pays sont les moments charnière de son travail d’éducation, lesquelles débouchent ultimement sur l’interpellation des politiciens canadiens et l’engagement social des chrétiennes et chrétiennes dans diverses luttes internationales.

Le soutien du Canada aux dictatures militaires d’Amérique latine, au régime de l’apartheid en Afrique du Sud et aux méfaits des entreprises minières et pétrolières canadiennes à travers le monde seront au cœur des campagnes d’éducation et de mobilisation de Développement et Paix dans les années 1980, 1990 et 2000. Côte-à-côte avec le financement de projets de solidarité axés sur l’empowerment des exclus, qu’il s’agisse de paysans sans terre, de femmes victimes de violences, d’enfants soldats, des veuves, d’orphelins, de réfugiés ou de déplacés chassés de chez eux par la guerre, la persécution, la famine, la misère ou les catastrophes naturelles.

Prise à partie peu après sa fondation par les organismes catholiques ultraconservateurs lui reprochant sa présumée « collusion » avec le communisme[2], D&P fait face au travail de sape des lobbys pro-vie depuis le début des années 2000, lesquels reprochent à l’ONG de collaborer avec des partenaires prétendument favorables à l’avortement. Ces actions auront comme effet tangible de démobiliser les membres de longue date de l’organisme et d’accroître la mainmise épiscopale sur cet organisme longtemps animé par, pour et avec les laïques.

 

Dans ce débat, un enjeu de fond émerge concernant l’identité chrétienne aujourd’hui. N’y aurait-il qu’une seule façon de pratiquer sa foi, soit en étant des copies conformes des enseignements venant du Vatican – copier-coller et répéter sans réfléchir?  Sans tenir compte des contextes culturels, des consciences et des ouvertures historiques du concile Vatican II élaborées et décrétées par 2 300 évêques? [...] Défendre la vie ne concerne-t-il pas surtout la défense des conditions de vie et de dignité tout au long de la vie? C’est ce que fait Développement et Paix depuis ses débuts, en fidélité avec les options et les pratiques de Jésus dans l’évangile.

-Gérard Laverdure, « Crise à Développement et Paix », Sentiers de foi, 4 mai 2011

Un chapelet d’organismes chrétiens de solidarité internationale

Développement et Paix est au cœur de tout un réseau d’organismes régionaux de solidarité internationale fondés par des chrétiennes et des chrétiens, puis progressivement sécularisés au cours des dernières années, sans cependant s’éloigner des interpellations et indignations qui animaient leurs fondatrices et fondateurs. C’est notamment le cas du Comité de solidarité de Trois-Rivières fondé en 1973 dont Claude Lacaille, prêtre des Missions étrangères, et Mariette Milot, sœur de l’Assomption, ont été et demeurent étroitement associés. C’est également le cas du Centre de solidarité internationale du Saguenay-Lac-Saint-Jean fondé en 1979 par Nicole Guy, au retour d’un séjour de six ans au Paraguay.

Bien qu’officiellement laïque depuis sa fondation, l’organisme SUCO (Solidarité, Union, Coopération) a été un compagnon de route de Développement et Paix, recrutant parfois ses coopérants et militants dans les mêmes réseaux – universitaires ou chrétiens. Il n’est pas anodin que des chrétiens sociaux de premier plan comme Dominique Boisvert et Joseph Giguère aient pris part à des projets de coopération du SUCO, le premier en Côte d’Ivoire au début des années 1970 et le second au Pérou dans les années 1980. Membre de l’AQOCI (Association québécoise des organismes de coopération internationale), Développement et Paix soutient aussi des organismes chrétiens d’engagement pour la justice sociale ici par le ROJEP (Réseau œcuménique Justice, Écologie et Paix). Proche du mouvement de Porto Alegre (cofondé par le théologien de la libération Leonardo Boff), le ROJEP a été un interlocuteur de choix du Forum social mondial et du Forum mondial théologie et libération tenu à Montréal en 2016.

En marge de ces réseaux, diverses initiatives se déploient afin d’éduquer et de mobiliser les plus jeunes générations aux enjeux de solidarité internationale. C’est principalement par l’organisme Jeunes du Monde (œuvre pontificale missionnaire pour les jeunes) que l’initiation des jeunes des écoles secondaires à la solidarité internationale se réalise pendant environ 50 ans. Dans les paroisses et dans certaines écoles primaires, c’est l’œuvre pontificale pour les enfants Mond’AMI qui développe des programmes d’éducation adapté pour ce groupe d’âge.

 

 

D’autres groupes chrétiens de solidarité internationale

Enjeu phare des années 1970 et 1980, y compris dans un Québec qui a connu la crise d’Octobre, la répression policière et militaire des mouvements sociaux progressistes est au cœur des mobilisations des chrétiennes et chrétiens. Moment charnière dans l’histoire de la gauche québécoise, le coup d’État militaire contre le régime socialiste démocratiquement élu de Salvador Allende suscite la mobilisation des chrétiens sociaux, dont plusieurs ont été missionnaires ou coopérants au Chili et sont solidaires des luttes du peuples chilien. C’est notamment dans ce contexte que seront fondés le Comité de solidarité de Trois-Rivières, dont nous venons de parler et le Comité international de solidarité ouvrière dont Jean Ménard, prêtre des Mission étrangères, qui a dû fuir le Chili après le coup d’État de 1973, est l’un des fondateurs. Fondé dans le sillage du coup d’État du général Pinochet au Chili, le CISO incarne à sa manière l’internationalisme ouvrier dont les Chrétiens pour le socialisme et les Politisés chrétiens seront l’une des nombreuses incarnations, à l'heure du tournant marxiste de revues chrétiennes telles que Relations et Vie ouvrière. Et qui ont aussi été massivement influencés par la pédagogie des opprimés de Paolo Freire, d'autant que nombre de ces chrétiennes et chrétiens engagés sont proches des mouvements d'éducation populaire et d'action communautaire autonomes

 

Pour tous ceux aussi qui osent défier l'ordre des privilèges établis et qui luttent pour l'instauration d'une véritable justice plus conforme au respect des droits humains, il est probablement l'homme d'Église du XXe siècle auquel on fait le plus souvent référence. Romero nous inspire encore aujourd'hui Ia route à suivre. II éveille en nous les forces vives de l'audace. L'audace de vivre et de continuer à Lutter chaque jour. L'audace de semer dans le désert en gardant toujours présent à l’esprit qu'un jour prochain se lèvera le soleil de la Liberté. Romero a cette capacité de susciter en nous Ia soif de justice. Une justice basée sur l'utopie de construire un jour un monde plus fraternel entre les peuples de Ia Terre. Même si cela viole les valeurs du «marché». Même si pour cela il nous faut vaincre notre propre égoïsme et notre peur de l'autre.

- Yves Carrier, « L'audace de Romero», Caminando, vol. 14, no. 5, décembre 1994.

 

Le climat de violence et d’impunité qui prévaut en Amérique du Sud et en Amérique centrale mènera à la fondation, en 1976, du Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine. Son bulletin Caminando rend compte de ces violences, notamment l’assassinat de l’archevêque de San Salvador, Mgr Oscar Romero, le 24 mars 1980. Une Coalition Romero voit le jour au même moment. Une antenne québécoise de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (fondée à Paris en 1974) est fondée peu après en 1985, à l’initiative de Gabriel Villemure, prêtre du diocèse de Montréal déjà engagé dans l’accueil des migrants et réfugiés.

 

Signalons, enfin, l’engagement d’un grand nombre de communautés religieuses féminines dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des femmes et la traite humaine interne et internationale, par le biais du CATHII, fondé en 2004.

 

Pour aller plus loin

Livres et articles

Gregory Baum, Étonnante Église. L’émergence du catholicisme solidaire, Montréal, Bellarmin, 2006, 227 p.

Yves Carrier, Mgr Oscar A. Romero. Histoire d'un peuple, destinée d'un homme, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 325 p.

Yves Carrier, Théolgie pratique de libération au Chili de Salvador Allende. Une expérience d'insertion en milieu ouvrier, Paris, Éditions de L'Harmattan, 2013, 546 p.

Geneviève Dorais, « La solidarité intersyndicale Québec-Amérique latine et le Centre international de solidarité ouvrière, 1975-1984 », Histoire sociale / Social History, vol. 56, no 15 (2023) : 21-42    

Patrick Dramé et Maurice Demers (dir.), Le Tiers-Monde postcolonial : Espoirs et désenchantements. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, 326 p.

Catherine Foisy, Au risque de la conversion : L’expérience québécoise de la mission au XXe siècle, Montreal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2017, 325 p.

Claude Lacaille, En mission dans la tourmente des dictatures, 1965-1986 : Haïti, Équateur, Chili, Montréal, Novalis, 2014, 220 p.

Étienne Lapointe, Catherine Foisy et Molly Kane, Chemins de libération, horizons d’espérance. Une anthologie de L’Entraide missionnaire, Montréal, L’Entraide missionnaire inc., 2018, 657 p.

Marcel Nault Jr,  Chili et Québec. La consolidation de la solidarité anti-impérialiste, 1969-1979, Québec, Éditions du Septentrion, 2023, 169 p.  

Jean-Claude Ravet, (dir.), « La théolgie de la libération, d'hier à aujourd'hui », Relations, no 752, octobre-novembre 2011, 42 p.

Grégoire Viau, Missionnaires en pleine révolution, Montréal, Éditions Novalis, 2016, 48 p.

 

Documentaires

Jonathan Boulet-Groulx et Julien Deschamps Jolin, Signes des temps : L’Entraide missionnaire 1958-2018, Montréal, Approprimage, 2018, 59 minutes.

Renée Blanchar, Raoul Léger, la vérité morcelée, Montréal, Office national du film, 2002, 1h10

Guy L. Côté, Les deux côtés de la médaille, Montréal, Office national du film, 1974, 2h45

Pauline Voisard, Claude Lacaille. Petites et grandes histoires d'un homme libre, Québec, Spira Films, 37 min.

 

Notes

[1] Dans le sillage de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, la Conférence des évêques catholiques du Canada a publié une déclaration condamnant la doctrine de la Découverte et celle de la terra nullius, faisant ainsi écho aux interpellations des commissaires, de même qu’au discours prononcé par le pape François quelques mois plus tôt à Santa Cruz de la Sierra en Bolivie (9 juillet 2015) et demandant pardon « non seulement pour les offenses de l’Église même, mais aussi pour les crimes contre les peuples autochtones durant ce que l’on appelle la conquête de l’Amérique».

[2] Le pamphlet Développement et paix : un socialisme multicolore au service du communisme (1978) des Jeunes canadiens pour une civilisation chrétienne est symptomatique de cette tendance. Ces derniers ont également été aux premières loges des manifestations contre la pièce Les fées ont soif de Denise Boucher.

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