Les défis de la rencontre de l’autre
Comment des chrétiens peuvent-ils s’ouvrir et se préoccuper des traditions religieuses non chrétiennes? Cette interrogation allait de soi quand les Églises étaient minoritaires, et devaient s’accommoder des diverses traditions religieuses partageant un même lieu.
Comment des chrétiens peuvent-ils s’ouvrir et se préoccuper des traditions religieuses non chrétiennes? Cette interrogation allait de soi quand les Églises étaient minoritaires, et devaient s’accommoder des diverses traditions religieuses partageant un même lieu. Mais après de nombreux siècles de domination chrétienne pratiquement exclusive sur les sociétés européennes, la question est revenue secouer l’Église catholique à partir des Lumières, et surtout depuis le 19e siècle. En plus de la sécularisation, il fallait aussi penser le pluralisme religieux : d’abord, à l’interne des Églises, trouver comment se respecter entre catholiques et protestants, par exemple; puis, à l’externe, avec les autres traditions religieuses, à commencer par le judaïsme.
Les Églises protestantes ont été bien des fois pionnières en la matière, alors que les autorités romaines ont résisté tant bien que mal jusqu’à Vatican II. Mais ce concile a finalement bouleversé la pensée théologique sur le sujet. Depuis la Déclaration Nostra Aetate sur l’Église et les religions non chrétiennes (adoptée le 28 octobre 1965), l’Église s’est montrée plus ouverte – et même audacieuse, parfois, grâce à certains pionniers de la rencontre de l’autre.
Les rencontres interreligieuses organisées par le diocèse de Saint-Jean-Longueuil s’inscrivent donc dans ce grand chamboulement théologique, qui est loin encore de se comprendre lui-même tout à fait. Des tensions l’habitent, héritières de raideurs du passé, mais également des peurs du présent : comment me rapprocher de l’autre sans me perdre moi-même? Faut-il avoir une forme de « sécurité spirituelle » avant de plonger dans l’inconnu? L’homogénéité peut rassurer, mais elle peut aussi étouffer. Or l’autre peut m’aider à mieux me connaître. Mais comment penser l’enrichissement par la différence – ou comment dire que la biodiversité religieuse est souhaitable pour l’humanité? Certes, les traditions religieuses « apportent souvent un rayon de la vérité », dit Nostra Aetate (§2.5), mais est-ce suffisant pour justifier la rencontre de l’autre?
Nous sommes à l’aube d’une nouvelle compréhension théologique du pluralisme religieux. On cherche à discerner les balises dans lesquelles il est possible de penser les traditions religieuses. Et plusieurs modèles théologiques entrent en collision. Dieu a-t-il voulu ou non ce pluralisme religieux, au point de souhaiter le maintenir comme tel, ou faut-il encore penser qu’au final, l’Église catholique possède la vérité tout entière, ne reconnaissant dans les autres traditions que des vérités partielles? Mais qu’est-ce que « la » vérité après tout?
Les institutions catholiques, diocésaines ou romaines, restent frileuses, voire incapables de reconnaître aux autres traditions religieuses une existence de droit. Car cela semble menacer la seigneurie de Jésus. Mais certains théologiens plutôt intrépides, comme Paul Knitter ou Perry Schmidt-Leukel, n’hésitent pas à envisager les traditions religieuses, tel le bouddhisme, comme une réalité nécessaire au christianisme. Without Buddha, I could not be a Christian, affirme Knitter dans son livre du même titre. Paradoxe de la rencontre interreligieuse : j’ai besoin de la différence de l’autre pour avancer et approfondir mon lien à ce mystère chrétien qui me fait vivre. Besoin d’un déséquilibre et d’un coup de vent pour sillonner la terre et respirer.
Le renouveau théologique passe donc, à mon avis, par un renoncement à sa propre supériorité – voire la remise en cause de ses propres convictions – pour entrer dans une véritable rencontre humaine, à parité, où l’on se reconnaît sur un chemin, parfois hésitant, plutôt qu’au terme de celui-ci. Notre vie terrestre, comme le Dieu que l’on professe, demeure un mystère à notre intelligence. Ainsi, l’excellente intuition de départ du CDRI : se rencontrer non pas autour des grandes questions métaphysiques mais dans une démarche éthique, du refus de la misère. Reste que la mise en œuvre concrète amène souvent plus d’obstacles qu’on ne l’imagine au départ.
Dommage de constater qu’il est plus difficile de construire des ponts que des murs. Alors que les murs sont souvent érigés pour nous « protéger », les ponts nous aident à traverser les obstacles. Mais ce faisant, il faut jouer d’astuces et oser faire l’équilibriste pour élever ces structures. Peut-être sommes-nous encore au temps des fenêtres et des portes à percer dans les murs? Cette étape est cruciale, car elle montre non seulement que la porosité des frontières est plus naturelle que l’hermétisme mais que l’hospitalité fait vivre et grandir, quand il n’est pas (encore) possible de construire une maison commune.