Force de la libre parole
Il existe à Québec une rue du Parvis qui conduit à une belle esplanade en face de l’église Saint- Roch.
Il existe à Québec une rue du Parvis qui conduit à une belle esplanade en face de l’église Saint- Roch. Ce nom rappelle une tradition bien de chez nous qui consistait à bavarder sur le parvis au sortir de la messe, pour le simple plaisir des retrouvailles ou pour brasser des idées et refaire ce petit coin du monde qu’était le patelin local. C’est aussi de là que le crieur public proclamait des nouvelles importantes. Le parvis, espace de libre parole aux portes de l’église.
Ainsi vont les moyens des citoyens et citoyennes ordinaires pour tâcher de tisser des liens, de voir clair et de se faire entendre : réunions de cuisine, forums citoyens, courriers des lecteurs, théâtre de rue, marches et pancartes, bruits de casseroles... et un bulletin de vote tous les quatre ans. Des moyens qui peuvent paraître bien pauvres en comparaison de ceux que détiennent les systèmes politiques, financiers ou religieux. C’est toute la question du pouvoir des sans-pouvoir, approfondie notamment par Vaclav Havel, écrivain tchèque devenu président de son pays après avoir contribué par la simple force de sa parole à la « révolution de velours ».
Dans un régime totalitaire comme celui qu’il dénonçait, le pouvoir des sans-pouvoir réside d’abord pour Havel dans une dissidence affichée, qui fait éclater au grand jour la prétention d’un système bloqué à définir tout seul la justice et le droit. En pareil cas, refuser de jouer le jeu équivaut à choisir de vivre dans la vérité plutôt que le mensonge. Une telle dissidence dispose d’une arme redoutable : la force de la parole droite et non-violente. « Tous les événements signifiants du monde tangible – beaux ou monstrueux – ont toujours leur prologue dans la sphère de la parole. La force de la parole, disait-il, ne prend pas sa source dans le monde qui nous est perceptible, mais loin au-delà de notre horizon, là où réside cette Parole qui était au commencement de tout et qui n’est pas la parole humaine1. »
La société civile ne dispose pas du pouvoir de faire des lois, d’établir les politiques économiques, d’administrer les finances publiques, de créer des commissions d’enquête, etc. Cette faiblesse constitue pourtant sa force : la non-intégration aux structures de pouvoir rend plus praticable la liberté d’instaurer une franche critique et d’inventer des solutions de rechange réelles. Y compris par les chemins de la résistance ou de la dissidence lorsque nécessaire.
Dans l’Église, le correspondant de la société civile est tout ce peuple des baptisés qui n’a ni le pouvoir d’énoncer des dogmes ni celui de définir des règlements ou d’imposer des sanctions. Ce statut de sans-pouvoir comporte-t-il le même avantage que dans la société civile? Au long des siècles, c’est effectivement de la base que s’est manifestée la plus grande créativité pour ouvrir des voies nouvelles, et aussi une capacité parfois étonnante de critique et de contestation dans une recherche de plus grande fidélité à l’Évangile. Le Parvis de Québec s’inscrit dans cette tradition, comme lieu de délibération autonome et responsable au service de l’incarnation de la Parole et du renouvellement de l’Église.
À mesure que de telles initiatives surgissent un peu partout se pose la question de la liberté de parole et d’action que les autorités ecclésiales seront prêtes à reconnaître aux fidèles, et du dialogue qu’elles accepteront d’établir avec eux. Dans une période de transition vers un avenir inconnu comme celui que connaissent aujourd’hui le christianisme et l’Église, deux postures sont possibles : durcir les contrôles institutionnels ou accompagner fraternellement la recherche et l’expérimentation dans le respect de la mission prophétique confiée à l’ensemble des baptisés. Le sort de l’Église dépend largement du choix qui sera fait. Un repli défensif accélérerait sans doute le déclin actuel. Une Église renouvelée n’adviendra pas sans prise de risques, sans un chemin d’essais et d’erreurs. Cette recherche se laissera guider par la volonté de marcher à la suite de Jésus, le discernement communautaire des signes des temps, un désir de solidarité au cœur même des conflits éventuels. Le critère finalement décisif est celui de la confirmation des intuitions prophétiques par leurs effets sur les personnes, les milieux, la marche des événements. « L’arbre se reconnaît à son fruit. » (Mt 12, 33)