La foi au risque du corps
Il y a des livres dangereux qu’il est préférable de ne pas mettre entre toutes les mains.
Il y a des livres dangereux qu’il est préférable de ne pas mettre entre toutes les mains. Il y a des livres qui sont écrits pour ne jamais être lus. Le dernier ouvrage de Michel Dansereau fait partie de cette catégorie1. Voilà en effet un livre très dérangeant, qui bouscule les idées reçues, qui questionne, qui remet en cause, qui fait éclater les conventions. Il faut s’en tenir loin!
Par ailleurs, à celles et ceux qui sont disposés à se laisser déranger, je dirais qu’il s’agit d’un livre qu’il est interdit de ne pas lire. Comme son titre l’indique, il y est question de « Dieu » et du parcours d’une vie – l’auteur a l’âge vénérable de quatre-vingt-sept ans –, mais à partir d’une réflexion sur le corps. De fait, l’ouvrage est sous-titré « Méditations sur le corps » et s’organise autour de six chapitres ayant chacun le corps comme point d’ancrage : « le corps/relation », « le corps/nourriture », « le corps/rompu », « le corps/offert », « le corps/eucharistie » et le « corps à corps intergénérationnel ».
Le livre lui-même se présente comme un corps partagé, puisque Lise Baroni Dansereau, la compagne de l’auteur, a écrit un des chapitres. Le lecteur assiste ainsi à la « mise en scène » de l’auteur, comme père et surtout comme homme, et de la femme avec qui il partage sa vie, la « mise en scène » d’un couple donc, qui se présente comme tel, qui se re-présente sous les yeux des lecteurs ou lectrices.
Dans Dieu à travers mes âges, Dansereau présente son épouse, décrit la nature de leur relation, évoque leurs projets communs : « L’amour qui nous lie est une force (une vertu) théologale intimement liée associée à la confiance (la foi) et à l’espérance. Nous avons le projet d’écrire conjointement un livre qui tenterait d’explorer le rapport trop souvent décrié entre la foi et l’érotisme qui, pour notre part, donne qualité et consistance à notre relation. » (p. 8) L’auteur donne aussi la parole à sa conjointe, qui traite de la question masculine par excellence : l’eucharistie. L’eucharistie est bien une affaire d’hommes, n’est-ce pas? Voilà une « évidence » que Lise Baroni n’est pourtant pas prête à admettre, puisqu’elle suggère de « revoir l’eucharistie en tant que corps-femme » (p. 184).
Le livre de Michel Dansereau se présente donc comme un corps partagé. Comme si l’on ne pouvait parler de Dieu qu’à deux, c’est-à-dire dans un corps à corps qui laisse l’autre être un autre (ou une autre). Comme si on ne pouvait évoquer les choses spirituelles qu’en s’attachant à l’humain dans son désir, dans sa chair, dans son corps, ce qui est souvent relégué au plus bas. L’auteur, lui, s’intéresse à ce qui est bas. Mieux : il brouille le partage du bas et du haut, montrant le nouage de la spiritualité à la sexualité. Plus largement, il cherche à penser « une religiosité charnellement vécue » (p. 22), rejetant ainsi vigoureusement la perspective d’Augustin : « Lorsque vous êtes dans l’Esprit, vous êtes au milieu; lorsque vous regardez en bas, il y a le corps; lorsque vous regardez en haut, Dieu est là. » (texte cité à la page 174)
Si la question de Dieu intéresse Dansereau, c’est parce qu’elle recèle un enjeu proprement humain, comme il le concède lui-même : « Puisque le Dieu qui a traversé mes âges s’est voulu humain en s’incarnant en Jésus, se pourrait-il qu’aujourd’hui, l’humain m’importe plus que Dieu lui-même? » (p. 25-26) Son livre n’est pas autre chose qu’un effort pour penser radicalement – jusqu’au bout – le christianisme comme « religion de l’incarnation ».
Quelle idée d’être radical à cet âge! D’un homme de foi arrivé à ce stade de la vie, on est en droit d’attendre des propos rassurants et honorables. Au contraire, le livre Dieu à travers mes âges porte en lui le souffle d’une jeunesse audacieuse, insolente, sans peur, hardie et impétueuse : il n’est pas un témoignage du passé, mais un engagement pour un avenir ouvert. La parole qui s’y laisse entendre est celle d’un homme serein, rempli d’espérance, invitant les générations montantes à réinventer (encore) le christianisme.