Pour une spiritualité de la paternité
Les hindous croient que tout être humain naît avec quatre dettes : envers les dieux, envers le karma, envers le guru et envers les parents.
Les hindous croient que tout être humain naît avec quatre dettes : envers les dieux, envers le karma, envers le guru et envers les parents. La dernière, on la rembourse essentiellement en donnant à son tour à des enfants. À eux la responsabilité de faire la même chose plus tard. Et le monde continuera ainsi : en projetant le passé dans l’avenir.
Je trouve cette idée stimulante. Dans son livre Stiffed : The betrayal of the American man (1999), la journaliste américaine Susan Faludi dépeint le désarroi de dizaines d’hommes américains à qui leur père a peu transmis, en une époque d’après-guerre où l’accent a été mis de moins en moins sur la contribution à la vie collective mais de plus en plus sur la réussite personnelle et l’épanouissement. Résultat : des hommes qui cherchent, à leur tour, les voies d’un accomplissement de soi en solo, sans soutien communautaire ni critères autres que subjectifs pour évaluer cette réussite.
Bien sûr, transmettre et préparer l’avenir est aussi la responsabilité des mères. Mais l’éloignement des pères est un phénomène actuel qui ne va pas sans conséquences. Par exemple, depuis quelques années, on pose la question de la rareté des « modèles masculins » à l’école; absence d’autant plus ressentie, affirme-t-on, par beaucoup d’enfants de conjoints séparés qui ont peu de rapports avec leur père. Autre exemple : à Montréal, les membres des gangs de rue sont souvent élevés en l’absence de pères, disparus du paysage, voire du pays. Une mère seule et débordée n’arrive pas à représenter à ses enfants, à ses garçons en particulier, ce que pourrait être une intégration positive dans la société québécoise. Ceux-ci sont orphelins de pères et apatrides (ne sont-ils pas appelés « Jamaïcains », « Latinos » ou « Haïtiens » même s’ils sont nés au Québec?); ici, les deux conditions se superposent.
Être père, c’est manifester en paroles et en actes le sens de l’accomplissement de soi dans la communauté (familiale et plus large) et l’engagement pour la suite du monde.
Une spiritualité de la matérialité
Dans la paternité, une spiritualité incarnée passe par les soins corporels et toujours par une attitude corporelle. Je peux dire que ma fille a été aimée, soutenue, portée, réconfortée par mes bras, par mes mains. Sa mère et moi avons voulu qu’elle devienne une femme consciente du respect qu’elle se devait et que les autres lui devaient. À la mesure d’une relation père-fille, elle a appris le sens d’un toucher masculin respectueux, ce qui, j’ose croire, est ancré en elle pour la vie. D’une façon incomparable, cette expérience incarnée a davantage contribué à former ma masculinité que la référence aux modèles masculins dont regorge la rumeur médiatique. Je suis « papa ». Ma masculinité a gagné sa consistance propre et sa crédibilité dans un quotidien où je guidais une enfant vers l’âge adulte. Ça a été, c’est encore ma manière d’être un modèle masculin.
Une spiritualité englobante
Ma paternité consiste à introduire mon enfant dans l’ensemble de l’existence. Au-delà d’une époque qui, sur ce plan, tendait à nier les différences entre parentalité au féminin et au masculin, de plus en plus d’observateurs accordent un grand prix à une contribution spécifiquement masculine à l’éducation d’êtres complets, au quotidien. Sous ce rapport, une paternité qui a du sens, et avec elle une spiritualité de la paternité, se vit de la cuisine à la rue, de la supervision des études à la visite médicale, de la contemplation à la gestion du budget, de l’heure où on raconte une histoire, avant le dodo, à celle où on gère un conflit : en toute chose, « apprendre à vivre ».
Une spiritualité de l’acceptation de soi
Aucun père ne peut se vanter d’avoir été parfait. Le quotidien comme les grands tournants de la vie offrent amplement d’occasions de mesurer les limites de sa patience, de son jugement, de son sens du devoir. À la fillette qui me gratifiait de son adulation a succédé une adolescente qui se chargeait de me mettre sous le nez les insuffisances de ma paternité.
Il est aisé de s’accabler de « j’aurais dû », d’« avoir su… », etc. Mais, dans le présent, on avance à tâtons, au meilleur de sa perception partielle des choses. Et devant cette limite en face de laquelle d’aucuns peuvent s’accabler, je songe à ces paroles d’un ami, aussi père d’une jeune fille, avec qui je discutais de la paternité il y a quelques jours : « Si je regarde derrière, je n’ai pas de quoi me citer en exemple : j’ai vécu deux divorces, avec toutes les blessures que cela implique, et pour lesquels j’ai ma part de responsabilité. Mais aujourd’hui, l’essentiel est que je suis aimé, que j’aime en retour, que je m’en remets à la grâce de Dieu dans ce présent qui m’est donné, avec ma compagne de vie actuelle et avec ma fille. L’essentiel est que je suis engagé dans le présent sans détour et avec lucidité. »